Memories of Murder : Bande de flics
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Bong
Joon-ho.
« Les documents ne mentent
jamais », « Il avait un visage ordinaire » : tout Memories
of
Murder tient dans ces deux répliques. Revu hier soir en version
« restaurée », puisque un film sorti en 2003 semble vieillir à la
vitesse grand V, puisque le numérique, comme le rappelait récemment Vittorio Storaro, ne confère aucune immortalité au cinéma, au contraire, faute de
conservation digne de ce nom, l’opus
s’impose en polar drolatique et désaturé (beau boulot du DP Kim Hyeong-gyu)
autant que schizophrène et déceptif. Je ne reviendrai pas ici sur les liens qui
unissent Memories of Murder à Mother et Snowpiercer, le Transperceneige,
deux bandes abordées par mes soins. Ce qui me saisit aujourd’hui dans ce film à
la fois doux et violent tourne autour des personnages féminins, de la structure
ternaire, d’un ciel in fine dégagé,
sans omettre la musique magistrale de Tarō Iwashiro, le compositeur épique et
délicat des Trois Royaumes de John Woo. Sur une trame de fait divers et un
arrière-plan de dictature, manifestations pleinement réprimées dans la
capitale, exercices scolaires anxiogènes, couvre-feu malencontreux inclus, Bong
Joon-ho, épaulé par Kim Kwang-rim & Shim Sung-bo, trio en partie inspiré
par une pièce de Kim Kwang-lim (et le From Hell d’Eddie Campbell
& Alan Moore, dixit le
réalisateur), nous fait souvent sourire, « jaune » ou non, durant une
première heure dans un commissariat (et une cave) rempli de stupidité, de malhonnêteté,
de rivalité, de tabassage, de plantage et de temps perdu précieux. Puis le film
se casse en deux et sans vraiment changer de point de vue sexué, dévie sa
perspective, donne un visage, une voix, une histoire aux victimes, jusque-là
simples corps dans le décor, violentés avec leurs propres sous-vêtements,
enrobés d’un effroi rassurant, conventionnel, trivial, cf. la scène de
découverte du deuxième cadavre, avec chute du commissaire + effacement d’indice
au tracteur.
Comme s’il respectait la sensibilité de
la filmographie de son pays, cette aptitude réjouissante à mêler les « genres »,
à multiplier les tonalités, comme s’il craignait aussi de s’enfoncer dans la
nuit (de l’âme) et dans la pluie, Bong s’amuse aux dépens d’un tandem consternant et curieusement
attachant de poulets adeptes du coup de pied (récompense d’une amputation prochaine)
ou de la pilosité (plutôt de son absence à sonder dans d’épuisants saunas),
voire de sorcellerie dessinée. À partir du moment où intervient la rescapée du
violeur/tueur, Memories of Murder se déleste de son humour et abandonne la
satire au profit du mélodrame. Il devient donc un film adulte, cruel, assez
vertigineux dans ses enjeux. Bâti sur trois actes inégaux (en durée, sinon en
qualité) – l’arrivée du confrère « cool » de Séoul, l’enquête
itérative, progressive, dans l’impasse, l’épilogue postérieur de dix-sept ans au
présent du récit –, le film repose en outre sur trois accusés, « l’idiot
du village » promis à une mort à la Anna Karénine, le pervers père de
famille respectable épris d’onanisme forestier, « qualité de l’air »
oblige, l’employé d’usine mélomane aux mains trop douce et au regard
indéchiffrable, comme si les « miroirs de l’âme » venaient de se
briser, de laisser le costaud pas si dégourdi du cerveau (impeccable Song
Kang-ho, vu dans Joint Security Area, Antarctic Journal, The
Host, Le Bon, la Brute et le Cinglé, Thirst, ceci est mon sang
et Snowpiercer,
le Transperceneige) incapable d’identifier un coupable ou un innocent. Amoché,
mutique, le suspect doit la vie sauve à cette indécision, renforcée par un
courrier médical négatif au sujet de son ADN analysé aux USA par manque de
matériel local.
La série des vrais-faux meurtriers
pourrait ainsi s’éterniser, se poursuivre longtemps encore, en parallèle des
prédations, jusqu’aux années ensoleillées de la coda, elle-même boucle bouclée graphique
et figurative avec la lumière du prologue, l’obscurité des actes et des cœurs
contaminant le métrage, à l’exception d’une tache de rouge vestimentaire
empruntée à Perrault ou au Spielberg de La Liste de Schindler, et son gosse de
reflet moqueur. Ni les enquêteurs ni les spectateurs ne pourront se satisfaire
(osons écrire se masturber la rétine) avec une élucidation, une résolution, une
rétribution (des péchés point véniels) à la con, celle qui par exemple irrita
tellement le romancier-scénariste Friedrich Dürrenmatt qu’il éprouva la
nécessité de corriger via un bouquin
le happy ending porteur d’espoir de Ça
s’est passé en plein jour (je vous renvoie vers Ladislao Vajda).
Contrairement à la convention faisant souvent du roman et du film policiers des
véhicules conservateurs, petits bourgeois, propices à faire frissonner les supposés
honnêtes citoyens (par exemple en vacances, sur une plage estivale) et à les
réchauffer à l’aide d’une explication-conclusion ne laissant rien dans l’ombre,
ne laissant rien impuni, Memories of Murder ne nous sert pas
de soupe punitive et s’abstient de rédimer la monstruosité du monde, rural ou
pas, coréen ou non. Dans la « vraie vie », tant pis pour les séries
nostalgiques, les cold cases (nous)
refroidissent et se dévitalisent dans l’indifférence ou la déshérence, le Temps
égalisant tout (détruisant tout, reformule Gaspar Noé en tourmenteur de Monica
pour Irréversible).
Les larmes retenues, de rage, de sidération, d’illumination, de désespoir, de
l’ancien policier dorénavant reconverti en VRP d’électro-ménager (suggestion de
démission de sa moitié), qui nous regarde droit dans les yeux, paraphe
l’immense détresse de l’argument et de la seconde partie de Memories
of Murder. L’abolition de la cloison de l’écran relève également du
miroir d’abîme nietzschéen et s’adresse au criminel libre, cinéphile ou
narcissique.
Mais le cinéaste nuance, au moins par
un plan de générique final, cette insupportable déréliction, cette injustice
ontologique, cette « ironie du sort » atroce se jouant des
temps : le ciel nuageux, orageux, se découvre, le bleu finit par
surplomber les blés, tandis que sur la bande-son s’élève un superbe requiem féminin animé par une chanteuse
céleste (on peut penser au Morricone de Il était une fois dans l’Ouest). En
profanation pragmatique-énigmatique, en outrage de stockage, l’assassin enfonce
dans le vagin de ses proies – terme idoine, mot désormais instrumentalisé par
une féminisme intéressé, guère intéressant – des morceaux de fruit, leur noyau
compris (si vous l’osez, lisez American Psycho pour savoir comment
utiliser un rat et un utérus), une cuillère, des accessoires scolaires : Memories
of Murder agit de même et dissimule
sa douleur sous un sourire, avant de l’exposer en pleine nuit humide (un salut
à The
Host et The Strangers) ou en plein jour solaire. Le profileur, solide
et brisé Kim Sang-kyeong, connaissait de près la dernière victime, lycéenne à
sparadrap pudique et à « légende urbaine » de toilettes, l’horreur de
l’homicide le gifle et déclenche son envie de vendetta. Nul hasard si une
gamine informe le flic assis au bord du petit canal qu’un autre homme le
précéda dernièrement au même endroit, dans la même attitude curieuse (double sens).
Sous couvert d’un portait à charge de la masculinité, mise à nu ou grimée
(« sans les seins »), l’ouvrage se lit en réalité en tant qu’éventail
d’esquisses d’une féminité blessée, résiliente, condamnée, survivante. La
petite amie infirmière (Jeon Mi-seon, revue dans Mother), tête en l’air
(elle chevauche un pénis « hors du trou ») ; la femme flic (« jolie »
Go Seo-hee) auditrice déductive, serveuse de café, appât ; la mère du fada
défiguré, avatar de celle de Mother, la mère subliminale de la
pauvre dépouille finale ; les accompagnatrices silencieuses et blasées
aperçues au cabaret avec karaoké émétique ; les deux lycéennes
voisines ; la solitaire en pleurs, impossible témoin, personnalité
réifiée, objet de mansuétude grâce à son aveuglement volontaire (observer le
meurtrier revient à fixer la vérité, à en mourir), autant de femmes entrevues,
perdues, frisant le désastre (scène triangulaire de l’infirmière et de
l’écolière épiées par le prédateur), future épouse défendant son fils ignare,
fainéant, ou souvenir indélébile d’une face livide constellée de fourmis.
Avec et par elle, Memories
of Murder acquiert sa grandeur, sa beauté, sa sauvagerie, sa
mélancolie. Ces « violences faites aux femmes », on va par la suite
les retrouver régulièrement dans le cinéma de la Corée du Sud, de J’ai
rencontré le Diable à Monster Boy. Je ne crois pas qu’il
s’agisse (toujours) de misogynie assumée, de conformisme machiste, de cliché
narratif, ce que voudraient nous faire croire une poignée fort active de
féministes flirtant avec le fascisme (brûlons Blow-Up, épurons les
représentations, décrétons l’idéalisme, refaçonnons les situations en
victimisations ou en revanches). Bong se gausse de sa patrie, de sa police, des
prétentions de la rationalisation, à aucun instant il ne se moque des femmes de
son métrage, les cantonne à un rôle existentiel – la « chasse »
procède du registre, de la tristesse, pas de je ne sais quel déterminisme
réaliste, d’une apologie à peine déguisée, ce que ne surent et ne voulurent
comprendre, entendre, toutes celles qui conspuèrent et calomnièrent Pulsions
à son époque – et a contrario en fait
le battement (pas si) secret de son film funèbre, endeuillé, cependant tourné
vers la vie, le répit. Ces réminiscences meurtrières, sous leur patine de
misandrie fraternelle, séduisent ainsi en déclaration d’amour douloureuse et
valeureuse à des femmes fréquentables, intelligentes, aimantes, à aimer
(mieux), à ne plus malmener, saccager, dignes d’être protégées (en policier professionnel,
en compagnon d’élection, pas en « prince charmant » ni en « chevalier servant »), d’être
longtemps, cinéphiliquement, remémorées-ressuscitées.
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