Forgotten : Hypnos
Yeux crevés de parricide incestueux, ou porte-mine de vengeance
magnanime.
Diffusé sur/par Netflix (sorti chez
lui en salles), Forgotten, à défaut d’être entièrement mémorable, ne mérite pas
l’oubli (de l’actualité), il prouve « par la bande »
(télévisée-numérisée) la suprématie du ciné sud-coréen contemporain. Dès la
première scène sise dans une auto, le spectateur observateur se doute que
quelque chose ne va pas comme il faut. Ces proches trop souriants et ces fonds
verts évidents nous rappellent l’introduction de Martyrs munie de sa
famille Ricoré, olé. Peu après, toute la troupe emménage dans une grande
baraque à deux étages en bordure de Séoul, merci à la cartographie en CGI.
L’incrustation, candide, révèle l’artifice et le film assume sa dimension méta,
récit de mise en scène (au carré) heuristique et mémorielle. Si cette
filmographie chérie se refuse encore, heureusement pour elle et nous-mêmes, au
second degré, à son cynisme occidental, elle ne néglige pas la
réflexivité : des acteurs jouent un double rôle et le huis clos se
transforme illico en espace mental.
Derrière une porte, des bruits résonnent, et l’on s’attend presque à voir
surgir les épouses ensanglantées d’un célèbre conte français. La culture ne
connaît aucune frontière, puisque « Barbe Bleue » servira de
pseudonyme au toubib en ligne, manipulateur voulant se débarrasser de sa femme
fraîchement assurée (sur la mort) afin d’assurer la survie de sa descendance.
En 1997, le monde subit la « crise », un ado perd ses parents dans un
accident (de bagnole), son frérot végète intubé à l’hosto. Pour payer les
frais, il s’improvise bourreau – rien ne se passe selon le plan, une enfant
trépasse au piano puis sa mère sur les nerfs. Le fils, épargné, grandi,
reviendra hanter le simulacre de l’adulte désorienté, qui avise son vrai visage
de quadra traumatisé, amnésique, dans un miroir de commissariat, ah.
Il existe pire que de perdre la
mémoire, par exemple la retrouver, les protagonistes de Angel Heart et Memento
vous le diront, détectives de leur propre destin tout sauf serein, dans le
sillage d’un certain Œdipe, évidemment. À la moitié de sa durée, Forgotten
se casse donc en deux, revient en arrière – auparavant, un calendrier antidaté
se moquait de la chronologie – et laisse s’épanouir ces Memories of Murder de
nécessité (économique), de hasard (dramaturgique). Tout visait vers cette
résurrection d’un passé à tort innocenté, rendue possible par l’hypnose
médico-légale, par une illusion de saison percée à jour par le cobaye pas con,
bien que coupable. Sous le polar aux accents fantastiques, un traditionnel
mélodrame de massacre littéral et collatéral, par conséquent. Au terme de
l’aventure impure, les deux hommes miroités partagent une mort volontaire, l’un
se défenestre, l’autre s’injecte (un sérum létal). Le film s’achève dans un
hôpital, rime fraternelle, temporelle, et cependant se déplace à nouveau, in extremis, en amont de la narration,
quand le jeune garçon croisa sa future proie, les deux héros, souriants,
désarmants, alors entourés de leur avérée parenté. Forgotten se clôt ainsi
sur une note ironique et mélancolique, qui interroge sur les rencontres, les
accords, l’élection de la destruction et, peut-être, du pardon. Dans la maison
funeste et funèbre, « lieu du crime » et labo in vivo de traitement menteur – le mensonge comme thérapie pour la
vérité –, l’événement (voire l’enlèvement) relève du déterrement, la guérison
passe par l’introspection, tandis qu’aux alentours, une collision symbolique,
dupliquée, déclenche la remontée des réminiscences. Sous ses allures de
Truman Show délocalisé, sous son lustre de téléfilm de luxe soigné,
poursuite au steadicam incluse, Forgotten
abrite un film d’amour entre frères, idéaliste et tragique, faille essentielle
dans la perfection personnelle que cette jambe gauche (et droite, indice de
supercherie) boiteuse, malheureuse.
Que ne ferait-on pour sauver ceux que
l’on aime, pas vrai ? On songerait même à monnayer ses organes par d’obscurs
docteurs Frankenstein sans éthique, dépourvus de diplôme, à « vendre son
âme » et son « désespoir » à un médecin immaculé, machiavélique
et tombé d’un toit, voilà. Acteur, scénariste et réalisateur pour le grand ou le
petit écran, Jang Hang-jun délivre une ordonnance qui ne manque pas de
prestance, bien épaulé par Kang Ha-neul & Kim Moo-yeol, Abel & Caïn
sud-coréens, par une photo ouatée, par une musique à l’unisson (jolie valse
finale). Pouvait-on faire mieux ? Assurément, avec davantage d’audace, de
travail, de talent et d’argent. Peut-on lire en filigrane une fable sur la
division nationale, sur un climat de paranoïa aujourd’hui radouci via l’abandon (provisoire ?) de l’atomic toy, dixit les voisins du Nord ? Probablement, pourquoi pas, à
condition de ne point métamorphoser le divertissement éloquent en diagnostic
inique, ni le sage métrage en œuvre « à message ». Avec ses limites
et son charme, avec sa douceur onirique (ou cauchemardesque) et sa moralité
attristée, Forgotten séduit, tant pis s’il échoue à renverser, se hisse
sans malice au-dessus de bien des produits merdiques, hexagonaux ou non,
déversés chaque mercredi dans les fosses (à purin de rétine) obscures. Et
cédons l’éventée polémique sur Netflix à ceux qui s’y intéressent :
camarade cinéaste, pique le fric à ta portée, utilise-le en mercenaire sincère
pour filmer, troubler, émouvoir, donner à y voir plus clair dans le noir (de la
mémoire). Maintenant, le cinéma marche comme ça, que cela vous plaise ou pas,
et l’écriture sur les films aussi, pour preuve le texte que vous venez de lire,
ravis ou marris, amis ou ennemis.
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