Spasmo : Sept morts sur ordonnance


Amnésie de survie, découverte d’écœurement, tragédie solaire en écho à Clément.


« Il y a un rasoir dans ma chambre d’hôtel » : vous revoici au pays profondo rosso du giallo. Film de mise(s)en scène, Spasmo s’ouvre sur une pendaison en plastique au sein de ruines nocturnes en bord de mer, où fricoter à côté d’un fumeur. Mannequins aux allures d’actrices, actrices aux allures de mannequins, dolce vita et paranoïa, « merveille » et malédiction : dans Spasmo, tous les signes s’avèrent réversibles et les miroirs se multiplient pour refléter une généalogie de la folie familiale, une terreur létale des femmes. Il faut les étrangler, il faut se débarrasser de leur dépouille dans un puits, dans une voiture, sur un lit. Il faut suspendre et poignarder leur réplique immobile, maquillée, déshabillée de sous-vêtements, les rassembler/contempler/malmener dans un musée secret à domicile, avant de se mirer encadré par un abîme nietzschéen. Spasmo ne fait pas de cadeau au spectateur, insinue son malaise en douceur, presque à son insu. On se croit dans le complot des Diaboliques fomenté par un PDG d’usine plasturgique prophétique de Holocauste 2000 et l’on se retrouve au final avec un mélodrame fraternel, fratricide, à base d’homicides en série et de suicides salutaires. Un vertige nous saisit, une vérité apparaît durant un home movie projeté pour les frérots atteints du ciboulot, que Fritz, attendant Christian, regarde comme Mark Lewis ses sinistres exploits-expériences dans Le Voyeur. Préférence maternelle incitant à occire les femelles faciles, dociles, ne lui arrivant pas à la cheville ; impuissance paternelle transmise aux fils à la manière d’un virus, d’un héritage génétique, identifiée in fine par un courrier officiel. Le polar de spoliation, de machination en réunion, dissimulait à peine la prophylaxie, la tentative d’évacuer les troubles de l’héritier, de guérir par l’angoisse et la force sa schizophrénie redoutable, redoutée, insoupçonnable, in extremis révélée en retours en arrière psychiques, oniriques.



Une voiture chute d’une hauteur de carrière et s’embrase aussitôt – notre héros cherche à ne pas sombrer dans l’insanité alors qu’il y respire depuis le début, depuis ce récit d’enfance de chien étouffé, de traumatisme endeuillé, anesthésié. Le spasme du titre renvoie vers ses sueurs froides autant que vers la sidération du spectacle heuristique, de la réalisation mise en abyme, du film dans le film dont les régimes d’images finissent par se confondre, celles d’hier, faussement amateur, fusionnées à celle de la diégèse, soignée, un peu impersonnelle, tant pis, en dépit de deux ou trois cadrages bien pensés, bien composés, pensons à ce tandem de plans dans le véhicule à proximité des prostituées, où les visages de face et de trois quarts s’assemblent en collage surréaliste, merci au rétroviseur intérieur orienté avec habileté. Certes tout ceci ravira les psys, effarouchera les féministes, ne surprendra guère l’amateur de thriller transalpin. Et pourtant Spasmo possède un charme morbide et une mélancolie radicale le hissant assez largement au-dessus du tout-venant de son temps. Il doit beaucoup à un casting irréprochable, à un joli couple de cinéma, formé par Suzy Kendall, aperçue chez Argento, entendue dans Berberian Sound Studio, capable d’émouvoir avec un rasoir électrique caressé en relique, et à Robert Hoffman, quasi sosie d’Alain Delon, partenaire de Michèle Mercier dans deux Angélique, au générique du Vieux Fusil, frissonnant et frémissant de fatum, sans omettre un machiavélique Ivan Rassimov, habitué de Bava ou Deodato. Bien sûr, malgré la présence de Massimo Franciosa, le co-scénariste de Rocco et ses frères, du Guépard, personne ne confondra Umberto Lenzi avec Luchino Visconti et ses Damnés à lui, en modèle réduit, repose avant tout sur une idée de scénario a priori désastreuse et en réalité astucieuse, un brin en rime avec l’innocence coupable du Grand Alibi de Hitchcock.



Au-delà du retournement de situation, d’hospitalisation, Spasmo parvient à infuser son venin d’incertitude, de perte de confiance fatale, dans chaque décor autarcique, motel forestier, maison marine, fabrique labyrinthique, dans chaque événement jamais entièrement ce qu’il paraît être. Il s’agit par conséquent d’un mauvais rêve éveillé, d’un voyage au bout de l’âme et du désir de sourire, de détruire, achevé en mode discret, esseulé, sur une plage annonciatrice de celle transgenre et SM de Ténèbres, boucle bouclée, inversée, avec le vrai-faux cadavre féminin initial. Christian crève en solitaire, dans les fringues de l’exécuteur jadis à ses trousses, désormais écrasé, cramé, dans une aube privée de nouveau départ, de promesses, de rémission et de rédemption. Avec sa modestie artisanale guère bancale, avec ses silhouettes suspectes en rappel du Killer’s Kiss de Kubrick et en présage du Maniac de Spinell & Lustig, avec son beau thème de Morricone en scansion compréhensive de l’élégant requiem miroité, Spasmo séduit, Spasmo mérite un article, Spasmo redonne des couleurs au délavé giallo. Le soleil brille et la route invite à la douceur de vivre, cependant cette Italie-ci ne saurait congédier son passé, solder les comptes naturalistes de la lignée portraiturée à la Lantier de Zola puis Renoir. Pour La Bête humaine, Gabin refermait ses mains sur la gorge de Simone Simon, loco de sa loco. Hoffman le bien nommé raconte avec son corps, son regard, son désespoir, un Conte de la folie ordinaire éloigné de Bukowski, peut-être à rapprocher de Mussolini, des crimes des pères et des grands-pères à payer par leur progéniture impure, sinon à reproduire pour le pire. Ce cinéma-là, ouvertement commercial, vacciné contre l’auteurisme, persiste à dire deux ou trois choses pertinentes et prégnantes sur l’histoire italienne, sur les fascistes des années 30 ou sur les terroristes de la décennie 70.



Les industriels ne pratiquent plus la collusion avec les nazis, l’inceste reste implicite, la bourgeoisie s’encanaille à fréquenter une faune de yacht et néanmoins ils représentent à leur tour une belle galerie de monstres en costumes, un défilé de freaks dignes de l’asile. Lenzi, équivalent local de Chabrol, comparse de ses jeux de massacre à l’encontre des « notables de province » ? Parlons plutôt d’harmonies, de correspondances de contextes. Substitué à Fulci, avec lequel travailla le doué DP Guglielmo Mancori, apparemment remplacé par Romero pour la version US, le prolifique auteur du raté Kriminal, du réussi Tueur à l’orchidée, décédé en octobre dernier, délivre un grand petit film en accord avec son époque et synchrone avec une ironique conspiration calendaire. Fritz s’avise dans la glace, se dissout dans le flou. Il se démasque, se condamne et identifie d’autres fous : nous.


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