Ars : Priez pour nous


Curiosity de sacristie ? MK2 « au plus haut des cieux »…


Demy avant Demy : film de commande pour Les Productions du Parvis, pardi, ultime court métrage précédant de deux ans le premier long Lola (1961), Ars (1959) se consacre – terme connoté – donc au célèbre curé, qui d’ailleurs détestait (voir) danser, cette citation explicite, utilisée, dut stupéfier le cinéaste : « Les personnes qui entrent dans un bal laissent leur ange gardien à la porte. Et c’est un démon qui le remplace ; en sorte qu’il y a bientôt dans la salle autant de démons que de danseurs », quel malheur. Demy lui-même démontrait une sévère lucidité envers son sujet, sa morale estimée « tout simplement effrayante », amen, son « fanatisme » pour ainsi dire truffaldien, mine de rien, puisque correspondance à distance entre le christique d’Ars et le critique de Arts : « Un type qui prend la parole et qui parle un peu plus fort que les autres ». Éclairé avec subtilité par Lucien Joulin, DP des années 50, par exemple Le Chanteur de Mexico (Richard Pottier, 1956), possible parangon d’une « qualité française » fissa fracassée par Truffaut, bis ; monté au chronomètre par la régulière Anne-Marie Cotret ; musiqué avec sobriété par la communiste Elsa Barraine, Ars lui permet de s’associer à Philippe Dussart, ensuite directeur de production + producteur exécutif sur Les Parapluies de Cherbourg (1964), Les Demoiselles de Rochefort (1967) puis Peau d’âne (1970). Quatre ans auparavant, Demy & Dussart participèrent à Lourdes et ses miracles (Georges Rouquier, 1955), le principal intéressé en tant qu’assistant, rôle repris sur Ars par Bernard Toublanc-Michel, surtout (re)connu pour la « découverte » d’Isabelle Adjani (Le Petit Bougnat, 1970) et accessoirement comme « conseiller technique » d’un certain Michel Legrand, à l’occasion de son lointain Cinq jours en juin (1988).


Mentionnons son caméo en « mauvais chrétien », retraçons le contexte : Ars s’inscrit dans le sillage de Monsieur Vincent (Maurice Cloche, 1947), Un curé de campagne (Robert Bresson, 1951), Le Petit Monde de don Camillo (Julien Duvivier, 1952), La Loi du silence (Alfred Hitchcock, 1953), présage Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961) et les tardifs La messe est finie (Nanni Moretti, 1985), Sous le soleil de Satan (Maurice Pialat, 1987). Durant dix-sept minutes denses, intenses, élégantes, étonnantes, déjà (choré)graphiques, Demy nous lit des extraits d’« écrits » et de « prédications » dus à Jean-Marie Vianney. Cette visite guidée, évanescente, en voix évasée, fervente, (res)suscite évidemment le souvenir indélébile de Nuit et Brouillard (Alain Resnais & Jean Cayrol, 1956). Il s’agit dans les deux cas, diptyque héroïque, de documenter l’invisible, d’enregistrer l’aura d’une présence, de témoigner, à distance rapprochée, d’une irreprésentable souffrance. Demy & Resnais parcourent des lieux hantés, prennent appui sur la matérialité, du monde, de l’immonde, sur le corps concret, gazé, flagellé, affamé en tandem, pas pour les mêmes raisons, certes, afin de mieux ensorceler par une spiritualité de chaque instant, de chaque plan, d’effarer par une épiphanie basée sur le vide, l’absence, la spectralité, la permanence. Si le duo, pas si catho, quoique, sidère à ce point, il le doit à son essai réussi d’instaurer au milieu de l’immanence du cinéma et de nos vies, souvent de survivants, chacun à sa mesure, jusqu’à l’usure, une transcendance dédoublée, à la fois matérielle et mémorielle, celle de l’art, celle du passé. Débuté sur un gisant en cire, sur un cadavre conservé, sauf le « reconnaissable » visage abîmé, par conséquent reconstitué, Ars évacue vite le CV, ne se soucie de la psychologie, privilégie l’autobiographie, (se) tourne in situ en compagnie de vrais-faux figurants locaux.


Pareillement trentenaire, Demy devient Vianney, s’en fait le biographe fraternel, le prophète fascinant. Sa caméra véloce, ivre de travellings, valide la renommée, réactive la violence, individuelle, collective, alors Ars résonne avec Le Corbeau (1943) de Clouzot, lettre anonyme guère magnanime répétée, eh ouais, autre eau-forte d’une France affolante, affolée. Le réalisateur évoque la juvénile « maladresse » du « pasteur » impitoyable, à l’égard de lui, d’autrui, mais son adresse de cinéaste inspiré – peut-être par Dieu, qui pour moi n’existe pas, en tout cas par celui du cinéma, auquel il m’arrive encore de croire quelquefois – séduit et transporte le spectateur contemporain, confiné ou point. Je le redis, je le réécris, l’imagerie horrifique – pourquoi ne pas intégrer le titre de Resnais ici, froid effroi dépourvu de la sempiternelle-puérile panoplie des effets spéciaux, sanguins, hein ? – affiche en filigrane des fondations mélodramatiques, et la mélancolique comédie classée musicale, à la Demy, à demi, idem, pas seulement sous la pluie cherbourgeoise, à succès, ou selon l’insuccès, a priori immérité, du socio-sexuel Une chambre en ville (1982). Amoureux de l’amour, majuscule optionnelle, Demy et son modèle arpentent des paysages d’un autre âge, à la platitude éprouvante, voire désespérante, où la foi fait s’affirmer un « soleil », propice à dissiper le « brouillard », bis. On pénètre en hiver le presbytère-sanctuaire, informé par une forme austère, débarrassée du supplémentaire, à l’instar du curé paupérisé de son plein gré. De la cuisine et de la chambre, les murs misérables, ponctués de panoramiques verticaux, attestent d’un dépouillement discutable, admirable, orgueilleux, audacieux, Vianney avide, ventre vide, de nourritures spirituelles, livresques.


« Ce miracle qui nous échappe, parce que sa beauté surnaturelle nous effraie, et que le saint renouvellera sa vie entière », outre renvoyer vers l’œuvre de Vianney, confesseur réconfortant, semble désigner une part précieuse du ciné et seul Demy, merci à sa musicalité innée, pouvait proférer un « la paroisse d’Ars » à l’allitération risquée. Un travelling panoramique capture la chaire depuis laquelle le serviteur rempli de zèle exhortait à s’exiler des cabarets, à cesser de danser, à chômer le dimanche, aussitôt six inserts presque subliminaux montrent l’avant et l’après, maudite magie instantanée. « Cette attitude peut paraître déplaisante », on opine, pourtant le prêtre ne contraint point, il convainc via son destin, et par son intransigeance généreuse, rigoureuse, il s’attire les injures, les insultes, les insinuations à la con de conspirateurs amateurs, réunis en chœur, de « fille-mère » cadrée à proximité d’un cochon, probablement celui de Légion. Tenté par le désespoir, traduisez par le suicide, notre curé se transforme en « maître des sacrifices » en fuite, connaît sur la route d’abandon, de déréliction, sa nuit de Gethsémani à lui. Néanmoins il revient, il se réinvente en un « saint » ensanglanté, insomniaque. Éloquent et muet, Ars se termine à l’église, à l’aube, dont la « fraîcheur le ramène tendrement » vers son office, son sacerdoce, sa tâche (re)commencée, laissez venir à moi les enfants, les parents, les pénitents, jusqu’à deux cents par jour, punaise. Boucle bouclée de gisant retrouvé, Jacques Demy nous délaisse sur une démonstration de « force tranquille », vade retro Monsieur Mitterrand, « invincible », la sienne, celle du concerné, enflammé par ses mots, tant pis pour le fameux lit d’infamie.


Grand petit film factuel, personnel, Ars interroge hier et aujourd’hui le triste matérialisme, dommage pour l’homonyme historique, et la risible richesse de nos existences tissées de confort inconfortable, d’emploi du temps épuisant, de plaisir à en pâtir et de narcissisme consumériste. Demy, un émule méconnu de Dreyer ? Disons un prosélyte laïc, un artiste attachant, pas pontifiant, une conscience assurée, assumée, en train de se confronter à un défi de sainteté, d’insanité, suivant la perspective, au moyen émancipateur, mélange de douceur et de fureur, d’un cinéma de l’au-delà, oui-da.

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