La Foule : Presque célèbre
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de King
Vidor.
But
remember the princess who lived on the hill
Who
loved you even though she knew you was wrong
And
right now she just might come shining through
And
the glory of love just might come through
[…]
Ah
but remember that the city is a funny place
Something
like a circus or a sewer
Lou
Reed, Coney Island Baby
Johnny
thinks the world would be right
If
it could buy truth from him
Mary
says he changes his mind more than a woman
But
she made her bed
Even
when the chance was slim
Robert Palmer, Johnny and Mary
Grandeur de Vidor : Mary reste
seule, son Johnny parti, elle n’en revient pas, on sait qu’il reviendra, elle
expérimente la solitude, la lassitude, anonyme au milieu de la grande ville,
dans un petit appartement au lit double escamotable, aux toilettes à proximité de
la table, la porte ferme mal, le métro aérien passe pas si loin, sur son visage
avenant dévale l’usure des jours, du désamour, des moches reproches, d’un
rapide mariage au bord du programmé naufrage ; puis soudain une épiphanie,
Mary, peu portée sur la conception immaculée, passe ses mains sur son ventre,
retrouve le sourire, savoure son secret, veut vite en informer, en faire
profiter, son meilleur ennemi déjà descendu dans la rue, peut-être sur le point
d’y être, à la rue, pris en plongée, fenêtre levée, intime annonciation à
l’instar d’une mutine supplication – grandeur de Vidor, car sa caméra filme
tout cela en plan-séquence, se focalise de façon assez sidérante sur
l’émouvante sidérée, excellente Eleanor Boardman, récente épouse du cinéaste et
sans tarder sa divorcée. Presque un siècle après, ce cinéma du corps, du décor,
du quotidien, du tout et du rien, les tiens, les miens, bouleverse encore,
putain, si supérieur au naturalisme médiocre et au réalisme rassis refourgués à
l’infini du mercredi, par des illettrés du ciné auto-proclamés possesseurs
d’une conscience sociale, engagés à dégager. Un film marxiste, La
Foule (King Vidor, 1928) ? Tout sauf ceci et cependant le portrait
pertinent, poignant, de gens délestés d’argent, de destin, de lendemain. Parti
pour la Grosse Pomme plutôt pourrie, en tout cas impitoyable, à la poursuite d’une
opportunité, l’America, souviens-toi,
a priori estampillée land of opportunities, en sus des
opportunistes, l’impayable Trump opine, la tête remplie de la prophétie
suspecte de son père emporté dès l’enfance, remarquez la perspective à vertige
de l’escalier endeuillé, Johnny, magistral James Murray, futur noyé paupérisé,
oui ou non de son plein gré, déchante, dessoûle, devient maboule, ne devient
rien, se trompe de couchette dépourvue de draps en satin, se réveille du rêve
américain, gifle de sa femme fatiguée incluse, cesse de te projeter, essaie de
prendre le pli de ton compère promu, naguère comparse du côté de Coney
(Island), gagne un concours de slogans,
un chèque de cinq cents (dollars), perd
en parallèle sa progéniture, renversée sous ses yeux par un camion à la con,
bel effet spécial fatal, couplé à une pietà en plongée, le papounet éploré, sa
gosse cassée, parmi la masse des badauds saisis d’en haut.
Le comptable d’assurances, l’un des
innombrables de la géométrique diagonale, de la pièce épaisse, dans laquelle on
pénètre depuis le building en
contre-plongée, arpenté, perforé, en fondu enchaîné, possédait-il une assurance
sur la vie pour sa descendance évanouie, veut-il croire endormie, que
l’affreuse belle-famille friquée venue la veiller, veuillez rempocher votre
charité déplacée, ni les pompiers en percutant déplacement, ne la réveillent,
s’il vous plaît ? Et d’ailleurs, quel vaseuse valeur, quel impossible prix
accorder à une vie, que vaux-tu toi, pauvre Johnny, né un 4 juillet, Tom Cruise
acquiesce, joueur de ukulélé, démissionnaire improvisé, magicien minable, croqueur
de pomme, bis, vendeur d’aspirateur à
contrecœur, quand Mary se tape tout le boulot à gogo, donne dans le dressmaking à domicile, prépare le
pique-nique professionnel, s’occupe du survivant arrivé en premier, orphelin
point mesquin, qui sauvera son papa, qui osait se suicider à la Anna Karina,
pardon, Karénine ? Un an avant la Grande Dépression, La
Foule affiche la couleur, la douleur, la jouissance, la souffrance,
substitue à l’hédonisme édénique des chutes du Niagara la jungle urbaine guère sereine, aussitôt mise à sac par un certain
Kong, King Kong (Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, 1933),
autre récit de survie, au propre, au figuré, d’une désargentée séduite par
l’exotique érotique de l’aventureux et aventurier ciné. Produit par la MGM de
Mayer et surtout Thalberg, mille merci pour Freaks (Tod Browning,
1932), cette fois-ci ordinaire de l’extraordinaire, normalité de la
monstruosité, voire l’inverse, allez savoir, adoubé par Godard, restauré par
Kevin Brownlow & David Gill pour la TV britannique, musiqué de manière
remarquable par le spécialiste Carl Davis, The Crowd, comme par exemple La
Belle Équipe (Julien Duvivier, 1936), histoire identique, différenciée,
d’une désillusion de saison, en réunion, celle des promesses fissa poussière du
Front populaire, dispose d’une conclusion duelle, optimiste ou pessimiste, mise
à disposition des exploitants d’antan.
En l’état, sa coda de spectacle au
carré, de mise en abyme de salle immense miroitée, survolée à la grue en
fondus, le Dario Argento de Opéra (1987) apprécia ou pas, ne
cède pas à la démagogie, au happy ending
dégueulasse et joli. Elle réconcilie les amants désunis, danseurs à disque, les
parents séparés, ne gaspillons pas les billets achetés, elle préfère rire, les
faire rire, du pire, devant un vaudeville vu en public, une publicité saluée de
dérisoire célébrité. Ironique, jamais cynique, The Crowd se moque et
rédime son homme-sandwich, jadis
railleur d’un similaire travailleur, juché sur les hauteurs de son bus d’express séducteur. En ce temps-là, au cinéma, au-delà, on pouvait
se permettre de surnommer un Noir Whitey, de s’esclaffer d’une fille conquise
par la carrière de cow-boy, les VRP
de la diversité, les cinéphiles féministes d’aujourd’hui s’en effarouchent,
fichtre. Muet mais éloquent, ce ciné d’auparavant déploie une maestria laissant
pantois, et La Foule affole, rappelle bien sûr L’Aurore (Friedrich
Wilhelm Murnau, 1927), sujet à l’unisson de couple en déroute, de cité viciée,
de mélodrame moral très stylisé, (re)lisez-moi, please. Moins lyrique, plus pragmatique, King Vidor, co-scénariste
et producteur, évite de rivaliser avec son modèle allemand, son humanisme
étasunien se contente de scruter avec une justesse, une vérité, une beauté de
chaque plan et chaque instant des gens dits ordinaires, ainsi les désignent
ceux qu’ils indiffèrent, ceux qui prospèrent, laissent faire, en tirent profit.
Outre relier Le Kid (Charlie Chaplin, 1921) à La vie est belle (Frank
Capra, 1946) et au Voleur de bicyclette (Vittorio De Sica, 1948), ce métrage
majeur de surcroît pratique une lucide auto-critique à la Romero, à la
Carpenter, donne vraiment envie de revisiter la filmographie de l’auteur de Duel
au soleil (1946) et Salomon et la Reine de Saba (1959),
diptyque d’items aux mémorables
paires davantage SM, certes.
Fan de La
Foule, le David Lean du Docteur Jivago (1965) reprend son
contre-courant désarmant, métaphore de l’individualisme confronté à la masse,
de la singularité noyée dans la cascade des quidams, chacun sa croix, à toi et
à moi, la tienne pas plus cruelle, ou à peine, que la mienne, cf. la scène du
recrutement désolant, excitant. Quasiment centenaire, le film de King continue
à (me) plaire, à (nous) parler de notre aventure, amitiés à Antonioni, adulte,
sentimentale, bancale, tissée au Capital, sous sa forme expérimentale et
populaire, radicale et sincère, fameuse et, elle peut l’être, fière – vive
Vidor, mon trésor !
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