Meurtres sous contrôle : Dirty God


Un blasphème ? Un diadème.


En 1976 sortent aux USA deux films sur la foi : Carrie au bal du diable de Brian De Palma et Meurtres sous contrôle de Larry Cohen. Moins (re)connu que le premier opus en partie préoccupé par de mémorables menstrues, le second mérite cependant son exhumation, sinon sa consécration, terme convenable, connoté, contextualisé. Précisons que la césure impure du récit structure cet ouvrage tout sauf sage, souvent impressionnant, parfois poignant – on passe ainsi peu à peu du public au privé, de l’anonymat au singulier, sens duel. Lorsque Peter, futur (mauvais) ange exterminateur, vengeur, pour l’instant stratège diplomate, se hisse auprès du tireur perché en hauteur, atteint de tendances suicidaires, saut dans les airs, durant le prologue surprenant, voire tétanisant, leçon de réalisation, d’outrage(s) et de (dé)montage, ouverture en état d’urgence rappelant/présageant celle du pareillement apocalyptique Zombie (George A. Romero, 1978), il prend bien soin de se présenter, de résumer son CV, de rassurer par son urbanité. « On ne tue pas quelqu’un qu’on connaît », en effet, en tout cas pas de cette façon aveugle et virale et souveraine. L’identité devient donc dès l’introduction la problématique de la mécanique, le secret personnalisé, in extremis miroité, du « meurtre de masse ». A priori à base d’insanité généralisée, de fanatisme, de terrorisme, d’homicides en famille, cf. la séquence sidérante du père épanoui, à transformer l’ogre frigorifié de Shining (Stanley Kubrick, 1980) en modèle de parentalité, de rationalité, en sus de secte suspecte, uniquement composée de Blancs en costards, car les Noirs, désespoir, s’occupent de coke, de corruption, de (sanglante) contrefaçon, de prostitution, allons bon, déplorent désormais les représentants auto-proclamés des « minorités », l’enquête s’oriente par conséquent, au fil du temps épuisant, des événements déroutants, nonobstant cohérents, vers un questionnement réflexif, remettant en cause les certitudes, pas seulement religieuses, et surtout les origines, clairement mystérieuses, du policier adopté, œdipien, la pièce de Sophocle par ailleurs classée en polar de Série noire, elle-même matrice apocryphe du détective dessillé, damné, de Angel Heart (Alan Parker +  William Hjortsberg, 1987).


Au bout de son voyage au bout de la nuit, de la folie, Peter retrouve sa mère et son « frère », c’est-à-dire les précieux Sylvia Sidney & Richard Lynch. Du sociologique, du documentaire, de la caméra portée de reportage précis, rythmé, le spectateur bascule alors dans le métaphysique, le mélodrame maternel, fraternel, sensoriel, où les plans captivants, davantage posés, composés, attestent de la subjectivité du regard, du sérieux généreux du cinéaste-scénariste-producteur pleinement indépendant, toujours stimulant, (re)lisez-moi, please. Retour à Carrie White, idem différente, « mutante » identiquement rejetée par sa maman manieuse de gros couteau, pas pour les mêmes (dé)raisons sexuelles, puritaines, certes, quoique, puisque cette fois-ci, nous (re)voici face au guère ravissant ravissement venu de l’espace – Cohen, on s’en souvient, se soucia des Envahisseurs de David Vincent, à la TV, évidemment –, diffuseur d’horreur, d’insémination traumatisante à la Inseminoid (Norman J. Warren, 1980), de viol virginal en lévitation ensuite repris par le netflixé Horse Girl (Jeff Baena + Alison Brie, 2020), récemment analysé par mes soins point malsains. Trois ans avant le cauchemar autobiographique de Chromosome 3 (David Cronenberg, 1979), autre histoire de divorce à l’usure, de monstrueuse progéniture, de nouvelle Médée digne d’emmerder les féministes, pas uniquement canadiennes, sept ans avant le magnétoscope ventral et vaginal de Vidéodrome (David Cronenberg, 1983), Meurtres sous contrôle, « film de genre » effrontément transgenre, ose donner forme à une épiphanie impie, dévoiler dans toute sa plasticité, son hideuse et gélatineuse beauté, sa contradiction lexicale, létale, à savoir un utérus masculin, signature indécise d’hermaphrodisme stellaire et promesse d’inceste à la sauce égyptienne, remember la mythologie autarcique d’Isis & Osiris.


Descendu des cieux, imposé par la peur qu’il provoque, déduisent ses sbires assemblés, ce messie extra-terrestre expose son projet, sa difformité, sa puissance enflammée, au propre, au figuré, aussi sa familière fragilité, son humaine, trop humaine, mortalité. Comme chez King relu par De Palma et le scénariste Lawrence D. Cohen, remarquez le quasi homonyme, tout finit par s’effondrer, hubris au goût de désastre et de cendre, sis au-delà de l’enfance, de l’adolescence. Molto catho, écartelé entre deux moitiés, l’une un peu plus jeune, l’une un peu plus âgée, couple improbable et pourtant amical, solidaire, mains de femmes serrées, amour et angoisse partagés, Peter erre au cœur d’une énigme triangulaire, refuse toute descendance, espère l’impuissance de sa semence. Si Abraham, citation de saison, papounet très tourmenté, acceptait toutefois de sacrifier son fils à un dieu cruel, inactuel, néanmoins magnanime, contre-ordre ultime, Peter fait le deuil de sa « divinité » au profit et au nom de son humanité. Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus nous demandait de l’imaginer heureux, même enchaîné à son rocher sans cesse dévalé, à remonter pour l’éternité ; même menotté, le policier capturé, fissa expédié à l’asile, interrogé par la presse, réplique par l’intitulé anglais, « Gold told me to », voyez-vous, puis, doté de son sourire ironique, à la fois séraphique et sardonique, il nous regarde droit dans les yeux, nous qui ne valons pas moins, pas mieux, empêtrés parmi nos métamorphoses au quotidien, notre foi en tout et/ou en rien, notre tragi-comique destin de démiurges, de pantins. Peter/Pierre ne possède pas les clés du Paradis, il préfère, en fournaise métaphorique, en enfer éminemment américain, défaire le faux prophète, encore plus troublant que le Robert Mitchum de La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955).


Au rayon des références cinéphiles, outre rendre hommage, via un film dans le film en sépia, pourquoi pas, à En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955) et afficher déjà, de facto, la frontal nudity féminine, nocturne, onirique, pathétique, pas une seconde érotique, plutôt historique, une pensée de nausée pour la petite et iconique Kim Phuc, de Blue Velvet (David Lynch, 1986), duo dingo d’Americana mise à sac, sur fond de boîte de Pandore atomique et de rapt d’époux, de gosse itou, Mickey Spillane copule avec Norman Rockwell, well, well, well, Meurtres sous contrôle résonne bien sûr avec le vétéran du Vietnam vénère et sniper de La Cible (Peter Bogdanovich, 1968), personnage du shootist par la suite réutilisé pour le script signé Cohen de Phone Game (Joel Schumacher, 2003), avec la « jungle urbaine » et la solitude existentielle de Taxi Driver (Martin Scorsese + Paul Schrader, 1976), son parfait contemporain pondu par un ancien sacristain (ou presque). Ce grand petit film à propos du « chaos », craint, causé, par fusil ou rotative interposés, décrit de surcroît une ville vicieuse, Épouvante sur New York (Larry Cohen, 1982), titre alternatif possible, par métonymie un pays en proie à la panique et à la paranoïa, un « inconscient collectif » funestement festif, parade patraque de Saint-Patrick, immersif à l’image des mythes cinématographiques, une psyché surchauffée, avec une maîtrise, une lucidité, une radicalité constantes, vivantes, prenantes. Entouré de « disciples » doués, adoubons le brillant et habité Tony Lo Bianco, digne de De Niro au volant de son cab yellow, également excellent chez Leonard Kastle (Les Tueurs de la lune de miel, 1970), William Friedkin (French Connection, 1971), Philip D’Antoni (Police Puissance 7, 1973) ou Norman Jewison (F.I.S.T., 1978), la blonde Deborah Raffin, récidiviste avec le vénéneux La Sentinelle des maudits (Michael Winner, 1977), la brune Sandy Dennis (un air de Piper Laurie, eh oui !), reconnaissons la tension de la partition de Frank Cordell, remplaçant méritant de Bernard Herrmann hélas décédé, auquel l’œuvre se voit in fine dédiée, point commun supplémentaire avec Taxi Driver, le regretté Larry, trépassé l’an dernier, livre une fable significative, un chemin de croix totalement athée, qui croit en soi, au ciné, en son intelligence, en son intensité, tant pis (ou tant mieux) pour l’absence de transcendance, quitte à ce que celle-ci illustre en creux le vide avide de nos vies, de nos envies, pour la présence persistante d’une absurdité armée, depuis « marronnier » de l’actualité.


En vérité je vous le (re)dis, la réponse à la déréliction se découvre au sein de sa démonstration – film fol et philosophe, meurtrier d’idoles, Meurtres sous contrôle constitue per se un acte de foi et d’espérance, une traversée de la violence et des apparences, un poème paupérisé dans lequel on pénètre par un générique hermétique et explicite, ésotérique et spermatique, accompagné par un choral guttural. Croire en quoi ? Croire, notamment, en moi, en toi, en ce cinéma-là, aux limites du mystique et de la guérilla.         

             

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