De Gaulle : L’Opération Corned-Beef


Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien mourir ?...


Faisons fissa : voici un biopic chronologique, très appliqué, un peu surdécoupé, un peu en caméra portée, qui alterne palabres politiques et mélodrame maternel. Formaté par/pour la TV, sa principale productrice, De Gaulle (Gabriel Le Bomin, 2020) assemble durant une heure cinquante, diantre, ses saynètes suspectes, ses séquences insipides. On y apprend, notamment, que le bœuf en boîte britannique servit de carburant d’insomnie à l’inspiration mal rasée d’un célèbre et célébré appel radiophonique, tant pis pour sa prose prosaïque, stratégique, plutôt que lyrique et pathétique. Loin des échos et des trémolos d’un André Malraux, ce Charles-là, « mon grand amour » de sa chère-épistolaire Yvonne vouvoyée par ses proches, fichtre, incarnée par une Isabelle Carré encore dotée de sa voix d’adolescente, ne choquera aucun, ne passionnera personne, ne surprendra que les amnésiques, sinon les fadas. Sorti dans le sillage à scandale(s) du césarisé J’accuse (Roman Polanski, 2019), il en conserve en partie les thématiques disons historiques, héroïques, identitaires, délétères. Ici aussi, on respire la puanteur persistante d’un antisémitisme assumé, en mode militaire, remarquez le rebelle Mandel que malmènent les gradés dégradants et défaitistes. Pourtant, au programme, point de réhabilitation et de remerciements in extremis, davantage une coda en forme d’écarlate acmé iconique, douée d’ubiquité technologique, sonore, de studio, double sens, où le général « sans légitimité », isolé, aussitôt « condamné », déchu de sa nationalité, s’exprime avec gravité, pour la postérité, sa tendre et supportrice moitié miroitée sur la vitre de la cabine ad hoc.


À sa manière modeste, didactique, privée de style, de perspective, hors le tissage poussif, jamais stimulant, du public et du privé, façon fastidieuse d’humaniser à moindres frais un mythe mémoriel, De Gaulle rappelle les biographies-hagiographies des années (30-40) d’avant, du ciné en noir et blanc, comme s’il fallait, en période supposée de crise, économique et/ou idéologique, à nouveau se tourner vers de fameuses figures de la francité. Descendant inconscient, voire inconsistant, par exemple d’un Pierre Fresnay, jadis interprète stakhanoviste des illustres saint Vincent de Paul (Monsieur Vincent, Maurice Cloche, 1947), Jacques Offenbach (La Valse de Paris, Marcel Achard, 1950), Jean-Henri Fabre (Monsieur Fabre, Henri Diamant-Berger, 1951) puis Albert Schweitzer (Il est minuit, docteur Schweitzer, André Haguet, 1952), depuis longtemps spécialiste de ce type d’emploi hyperbolique, une prière pour l’abbé Pierre (Hiver 54 : L’Abbé Pierre, Denis Amar, 1989), une baïonnette pour La Fayette (Jefferson à Paris, James Ivory, 1995), des rimes pour Racine (Marquise, Véra Belmont, 1997), un cierge pour frère de Chergé (Des hommes et des dieux, Xavier Beauvois, 2010), un solo pour la Calypso de Cousteau (L’Odyssée, Jérôme Salle, 2016), une supplique pour Philippe V (L’Échange des princesses, Marc Dugain, 2017), Lambert Wilson porte à présent l’uniforme et se démène « comme un seul homme », en effet, dommage pour un certain Jean Moulin, hein ? Sommé de sauver l’honneur du pays compromis par le pénible Pétain fichant la plupart de nos compatriotes parmi le pétrin, le bon et bilingue Lambert serre les dents, les poings, fait l’amour au point du jour, communie entre amis, s’épuise à l’église, manque de verser une larme en caressant l’herbier de sa « petite Anne », jeune fille trisomique bientôt décédée en pietà, « dans leurs bras », Catherine Mouchet se mouche et le spectateur sensible fait de même, amen.


La découverte du handicap constitue peut-être la meilleure scène, ou alors la moins mauvaise, de ce film profondément futile, presque inutile, quand le couple aimant, de parents désappointés, inquiets, se rend compte que le bébé ne réagit pas tel qu’il le devrait, rassurante normalité, aux sollicitations de saison. Ensuite, le diagnostic suscite une dispute feutrée, en marche séparée, associée à une série de plans d’enfants dits différents, d’institution estampillée spécialisée. D’une guerre à l’autre, d’un dilemme personnel à une « débâcle » nationale, De Gaulle, le personnage et l’hommage, navigue à vide, passif et inoffensif. Pire, il se permet de pomper le plan publicitaire de Gladiator (Ridley Scott, 2000), main de martyr, de messie, au milieu/au-dessus des beaux blés, olé, il limite son express description d’un « théâtre des opérations » à un long travelling latéral achevé par une ascension en grue, médiocre imitation des mouvements eux-mêmes ophulsiens du kubrickien Les Sentiers de la gloire (1957) et, last but not least, il cadre de surcroît, en plongée d’aplomb, picturale, tout un tas de cadavres routiers, disposés selon un esthétisme millimétré – feu Jacques Rivette le qualifierait-il d’« abject » ? En vérité, cette reconstitution à la con, mention spéciale à l’avatar of course à cigare, very risible, du British Churchill, signe son propre aveu d’« impuissance », leitmotiv du métrage, de l’époque hexagonale, du président du Conseil vacillant, Olivier Gourmet joue avec énergie les « girouettes » sous pression, pendant un moment méta, de mise en abyme et en ruine, au cours duquel les officiels londoniens se projettent les archives live franco-françaises. Il suffit ainsi de quelques minutes pour réduire l’entreprise à néant, le sien, puisque face à la dureté enregistrée du réel irréversible, incompréhensible et indéniable, évident et bouleversant, la fade fiction s’affirme un poussiéreux simulacre délesté d’âme, de tension, d’implication.



Au petit jeu guère glorieux du « roman national », de la confrontation des versions, des diversions, des serments, des errements, des divertissements, mises en scène de l’obscène, mises en images des ramages, « extension du domaine de la lutte » pas si houellebecquienne, quoique, De Gaulle perd « sur toute la ligne », Maginot, mon infernal maréchal, affiche sa facticité bien repassée, bien ripolinée, transforme la souffrance en fantasme molto viscontien, cf., en Bretagne mentale, les nazis dénudés, amateurs d’eau marine glacée, de malsaine et intrusive promiscuité. De Gaulle présente à son Premier ministre insulaire un petit tas de terre, noirceur paraît-il ensanglantée, mais rien dans De Gaulle, malheureusement, ne témoigne vraiment, sur l’écran, ici et maintenant, des humiliations, des privations, des déportations, des délations, des multiples réactions en masse, de l’immense et sinistre mélasse du mondialisé désastre. Même le « cri du cœur » et de douleur d’une mère au bord de la crise de nerfs, résumant assez adroitement la situation du temps, à savoir des civils protégés par personne, ni par les politiciens, ni par les soldats, voilà, se dissout dans le psychodrame provincial, s’apparente à une ponctuation d’occasion. « Résister », ultime mot du film, impératif intemporel, devient vite une invite inversée : il faut résister à ces pâles portraits, il faut refuser ces films anémiés, mort-nés, il faut avoir foi, envers et contre soi, à contre-courant du tout-venant, du mercredi à l’infini, dans le cinéma, faire confiance à ses puissances par nature « impures », amitiés à André Bazin, capables de carburer à ce qui justement l’excède, et pas seulement la Shoah, pourquoi pas.


Orson Welles parvint à cela, remember Le Criminel (1946), « film de commande » éminemment personnel, qui osait assaillir Loretta Young et par conséquent toi, moi, de plans insupportables, prélevés à vif dans la cendre récente des atrocités de la réalité, tout en racontant avec une familière virtuosité un conte moral sur le secret, l’insoupçonnable, l’insoupçonné, la vaine surface calme et dégueulasse des petites villes US contaminées par le virus de la maléfique « banalité », Hannah Arendt approuve, tentées par la volonté d’oublier, de nier, de pratiquer une autarcie jolie. Dépourvu de la pertinence impertinente et de la précision pastorale du contemporain La Fille du puisatier (Marcel Pagnol, 1940), opus provençal, rural, patriarcal, pétainiste, adoptez le point de vue qui vous sied, allez écouter, si vous le pouvez, les discours contradictoires, inclus ou non à la révision de la Libération, (trop) poli (pour être malhonnête), policé, propre sur lui, De Gaulle ne mérite certainement pas le mépris, la saine colère, il ennuie, il indiffère, il édifiera, n’en doutons pas, des cinéphiles scolaires. Les amateurs d’histoires et d’Histoire, surtout adultes, se contenteront de passer outre, de se défaire d’un dérisoire « devoir de mémoire », aux allures de pensum bien-pensant. À l’instar de l’abbé précité, CDG lança un appel important ; quatre-vingts ans après, il résonne dans le désert d’une œuvre d’hier, sage et sans sagesse, triste et sans tristesse, décorative et donc indigne de décisives décorations, rompez, circulez, CQFD. 


Commentaires

  1. Au vu de la bande annonce je n'ai pas poussé la torture visuelle et auditive plus loin,
    rien que la musique grandiloquente pour souligner les moments historiquement graves ne me font effet ( ceci aurait fait rire et horripiler une Marguerite Duras tant le procédé était déjà à son époque rebattu) si ce n'est m'empêcher de voir sous le costume de De Gaulle le Lambert Wilson du film Alceste à bicyclette ...

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