La Mort aux trousses : Mourir peut attendre


Sept spectateurs, une seule splendeur…


La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) maousse, un grand divertissement brillant, semant insolemment ses poursuivants, réduisant à néant ses descendants, bondesques ou non ? Certainement, mais pas seulement. En revisitant, en salle provinciale hélas dépeuplée, en version originale sous-titrée, en résurrection cyclique, en projection numérique, le périple du publicitaire tout sauf austère, on se surprit à savourer aussi, en sus de l’ensemble du reste déjà célèbre, célébré, un opus politique, où, pardon pour la formulation explicite, les raisons du cœur baisent in extremis la raison d’État quand même complice, pensez au plan de pénétration par procuration placée après l’arrivée-sauvetage de la police. Muni d’une dream team – le créateur de générique Saul Bass, le directeur artistique Robert F. Boyle, le directeur de la photographie Robert Burks, le compositeur Bernard Herrmann, le scénariste Ernest Lehman, le monteur George Tomasini – déménagée à la MGM, Hitchcock répond à sa façon à ses compatriotes Powell & Pressburger, à la démonstration magnifique, mélodramatique, jadis dansée, des Chaussons rouges (1948), French Riviera à l’affiche, bis, rematez La Main au collet (1955), son autre scène automobile sur une route marine en lacet, olé. N’en déplaise au cher Churchill, d’ailleurs récemment croisé dans De Gaulle (Gabriel Le Bomin, 2020), « la sueur, le sang et les larmes » n’obéissent pas uniquement à la loi des armes, le stoïcisme peut se séparer du patriotisme, les hommes et les femmes disposent du désir de vivre, ou ici de « survivre », au nom d’un idéal « sentimental », cf. la réplique finale, esthétique, au lieu d’être martial, idéologique. « La guerre, c’est l’enfer, même froide » affirme et pontifie le « Professeur » anonyme, comme si ceci justifiait son machiavélisme sacrificiel supposé au service de la démocratie, en tout cas américaine, propice à une ségrégation à la con, remarquez la majorité de serviteurs « de couleur » s’occupant de client blancs, élégants, fringants.


La doxa de la CIA, l’hospitalisé Roger Thornhill s’en fiche, autant que des futiles microfilms, il enfile sa chemise blanche offerte à la BHL et s’en va vite délivrer sa belle de son destin mesquin, de parfaite putain au service de l’Oncle Sam, dame. Femme fréquentable, forte, fragile, menteuse, amoureuse, Eve Kendall lui renvoie la balle, remplit son vide de patronyme – le O de zéro, petite pique à Selznick – et s’improvise fissa troisième épouse du fada jugé trop « casanier » par ses deux précédentes divorcées, eh ouais. Le cou de la Kendall, Thornhill & Vandamm le convoitent, le caressent et l’enserrent de leurs mains de « prédateurs » masculins, amitiés aux cinéphiles féministes, puisque chez Hitch, ou Oscar Wilde avant lui, chacun en réalité menace d’occire sa moitié, l’amour et la mort décidément assimilables, réversibles, dès que par ses soins taquins-malsains filmés. On admire dans la séquence des enchères, au passage métonymie du capitalisme, de l’espionnage, de la bienséance, on achète, on vend, on se méprend, on se détend, un plan superbe d’Eva Marie Saint en train de retenir ses larmes, ses yeux pailletés à l’unisson de son écarlate collier. Prise entre les insultes blessées, blessantes, de Cary Grant, Candide à la Graham Greene, (re)lisez la mythomanie malicieuse, dangereuse, de Notre homme à La Havane, mannequin à la mesure de Gulliver ensuite diminué sur le mont Rushmore présidentiel, increvable, crevé, crevant, en quête de l’inaccessible Kaplan, accessoirement moqué par son incrédule, vénale maman, et le suave James Mason, spécialiste de « l’import-export » à haut risque, alter ego du réalisateur, c’est-à-dire organisateur d’un simulacre révélateur, tramé avec l’aide de sa propre sœur, sans cesse escorté de son sinistre « secrétaire », le « jaloux » Leonard, auquel Martin Landau confère un filigrane homo, à l’instar du Messala de Stephen Boyd entiché de Charlton Heston (Ben-Hur, William Wyler, 1959), Eve émeut et révèle le véritable enjeu du voyage vivace.


Le vendeur de vent kidnappé contre sa volonté, imbibé idem, fait l’épreuve du réel, trouve sa vérité via l’invraisemblable, salit son costume infroissable, impeccable, indémodable, saigne de sa gauche mimine en Christ un peu pusillanime, meurt afin de mieux renaître, mise en scène mise en abyme à proximité de Rapid City du film rapide en dépit de ses deux heures quinze, mince. Conte moral, néanmoins ludique, discrètement tragique, beau love theme mélancolique du magistral Herrmann, concocté par un cinéaste molto catholique, La Mort aux trousses, souvent farceur, à défaut de foutre la frousse, portraiture un couple de poursuivis à la poursuite du bonheur, marque de fabrique d’une certaine cinématographie de la nordiste Amérique, renvoyons vers les travaux de Stanley Cavell, well (À la Recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, intitulé-résumé d’essai). A fortiori une suite d’épiphanies euphoriques, en définitive inoffensive, on ne doute une seconde de l’issue bienvenue, de l’absolution de saison, le récit décrit un martyre amusant, un malentendu pour le pire et le meilleur advenu, une traversée des apparences presque délestée de violence, qui remémore Beaumarchais : Roger O subit à son tour une « folle journée » à la Figaro, un éprouvant/émouvant et joyeux journey. North by Northwest, titre polysémique, retrace un itinéraire en sus réflexif, car Hitch, lui-même VRP de son imposante personne, avec ou sans le secours-discours du disciple François Truffaut, s’y auto-cite, adresse des clins d’œil à plusieurs items de sa massive filmographie, énumérons, désolé de l’accumulation, Les Cheveux d’or (1927), Cinquième Colonne (1942), Les Enchaînés (1946), La Corde (1948), L’Homme qui en savait trop (1956), Le Faux Coupable (pareil) et bien sûr Sueurs froides (1958), similaire et cependant différencié vertige-vestige en VistaVision.


Les deux œuvres dialoguent à distance, associent un procès, un spectre, un triangle, une forêt, des chutes dédoublées, une garde-robe féminine soigneusement sélectionnée par le principal intéressé, tant pis pour la pauvre et applaudie Edith Head, en écho au personnage maso, obsessionnel, de James Stewart. La damnation méta (métaphysique, métacinématographique) de Vertigo déplut en partie au public, à la critique ; la rédemption de North by Northwest séduisit toute la cinéphilie, largement au-delà, oui-da. Ponctué de plongées surprenantes, pertinentes, de transparences stimulantes, pas rances, clairement langien, au moins le temps d’une attaque en avion, art poétique et géométrique délocalisant les cadres d’architecte de M le maudit (Fritz Lang, 1931) en Americana d’Indiana, notez le prénom de la petite Elsie réutilisé, cette fois-ci attribué à une femme de chambre affable, La Mort aux trousses s’avère bel et bien, en 2020, le chef-d’œuvre serein, apollinien, a contrario du dionysiaque Vertigo, d’un artiste souverain, un sommet d’intensité, de générosité, de virtuosité, un ouvrage d’un autre âge, constat plutôt que nostalgie, donnant envie de (re)vivre au sein de cet univers solaire, sensuel, de ces États-Unis inédits, arpentés, magnifiés, en extérieurs et en studio, pour de vrai, pour de faux, de préférence au côté d’une inspiratrice inspirante, inspirée, sorte d’Ariane au talon d’escarpin cassé, guide adorable et muse salvatrice, active, d’un grand enfant qui nous ressemble tant, à nous tous (et toutes) avides d’émotions, de sensations, perdus dans un dédale létal, au bout duquel se tiendrait, allez, le temps d’une soirée, d’une boucle bouclée, un tunnel utérin, maternel, matriciel, marrant et mémorable, solution d’éclairante obscurité, même dissimulée sous un sage pyjama immaculé, CQFD de « code Hays » respecté, contourné.


Commentaires

  1. Splendide billet pour un splendide acteur!
    https://www.grazia.fr/people/cary-grant-et-sophia-loren-passion-brulante-a-hollywood-760890

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    1. Telle Liz, Cary presque toujours interpréta le rôle de sa vie.
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2019/05/arsenic-et-vieilles-dentelles-13.html
      Sofia, même détestée par Tulard, demeure une actrice incontournable et très estimable.
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/01/le-cid-le-seigneur-de-la-guerre.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/08/hier-aujourdhui-et-demain-voyage-deux.html

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