Quatre nuits avec Anna : La La Land
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jerzy
Skolimowski.
Voici un film tout sauf financé par
l’OTSI de Varsovie. Dans un village à la Béla Tarr, un vieux garçon à la Bruno
Dumont vit une Brève histoire d’amour à la Kieślowski. Enfant naturel, adulte
esseulé, abusé (littéralement), ancien témoin accusé à tort d’agression
sexuelle, occupé à cramer des macchabées puis licencié puisque l’on ferme l’incinérateur
(un salut à Juraj Herz), crise oblige, le pauvre Léon enterre sa grabataire de
grand-mère, contemple, en larmes, un feu de joie et de chagrin qui dévore les
maigres biens de la défunte (boîte à musique comprise), achète une bague
diamantée très chère avec ses indemnités d’homme à tout faire d’hôpital, qu’il
dépose sur le lit de sa chère voisine, espionnée tous les soirs (« Je vois
une femme », dit-il à la tombe fleurie de l’aïeule), infirmière
trentenaire et accessoirement victime entrevue, guère secourue, de naguère. Le
spectacle nocturne répété, son acmé atteinte dans le sillage d’un anniversaire
arrosé (la blonde convoitée s’écroule ivre morte et encore habillée sur sa
couche, « saoul(e) comme un Polonais », of course), accompagné
par un son et lumière d’hélicoptère et de perfusion, finira mal, devant un
tribunal (clément), dans un final désespérant (le voyeur amoureux s’élance vers
l’appartement de sa belle et s’arrête face à un mur métaphorique, mental,
concret, surréel, blanc avant le cut
noir et coupant autant qu’un rasoir). Formulé de cette façon, résumé de cette
manière, l’argument peut déprimer, surtout les cinéphiles suicidaires, mais Skolimowski
(le renommé Travail au noir, le surfait Essential Killing, acteur
pour Cronenberg dans Les Promesses de l’ombre), de retour
chez lui, réconcilié avec le ciné (il parle ici de tout ceci, de ce qu’il fit
aux États-Unis durant dix-sept ans), déploie sa tragi-comédie avec une
plénitude et une sérénité de philosophe cosmopolite, désabusé, amusé, revenu de
tout et cependant confiant dans la bonté, la saleté des êtres.
Quelque part au carrefour de nulle
part, entre le Polanski (son ami, pour lequel il écrivit le scénario du Couteau
dans l’eau) de Deux hommes et une armoire et le Bresson de Pickpocket
(cf. l’épilogue en prison, relecture de non-recevoir, de bijou rendu), il filme
sa fable sur l’impuissance, la distance, les conséquences de l’indifférence
avec une élégance de chaque plan (admirables travellings à la Murnau) et un humour (évidemment noir) en réelle,
précieuse « politesse du désespoir ». Avatar du Pharaon De Winter (le
film se passe en hiver, il neige sur ces cœurs frigorifiés) de L’humanité,
le Léon se carapate fissa sous le lit de sa belle bourrée, à proximité d’une
araignée (on pense aux dangers domestiques amplifiés de L’Homme qui rétrécit),
incapable, lui-même pas vraiment à jeun, bien qu’endimanché, bouquet rouge à la
main, de récupérer le présent hélas tombé entre deux lattes de l’inégal plancher,
tel le cafard anthropomorphe (ou l’inverse) de Kafka, telle une Bête à la
Cocteau spécialisée dans les disparitions de main coupée (pas d’alliance volée,
le directeur magnanime, sa TV branchée sur de l’eau de rose en français, s’il
vous plaît, s’en excusera un peu tardivement), de pot de miel transformé en
bonbonnière de somnifère, en veille intrusive dans un château de prolo qui sent
la vaisselle, le matin stérile, l’haleine alourdie, les bas enfilés au radar,
trop tard, la toilette sommaire avant de revêtir l’uniforme immaculé. Les deux
scènes de viol rectal, hétéro et homosexuel, courtes et intenses, violentes et
décentes, constituent des modèles de réalisation à presque faire pâlir Irréversible
et Délivrance
réunis, tandis que dès l’ouverture sur une église dédoublée, une cloche et un
glas semblent donner le ton, la tonalité, funèbre et sarcastique (le
protagoniste se ramassera dans la boue, se prendra dans les rideaux, le méconnu
et cabossé Artur Steranko en excellent Chaplin rural et taciturne).
Ses compagnons de cellule, de sortie
pour travailler sur la route, peuvent bien se gausser en lisant le journal de
son surnom de Roméo, de son aventure (sentimentale) et mésaventure (carcérale),
Léon reste digne et Skolimowski ne le juge pas, laissant à autrui le cynisme,
le sadisme, le misérabilisme et l’hypocrisie du supposé réalisme social ou (son
revers) l’écœurante euphorie du chant, de la danse, de la rencontre, de
l’amour, du succès, de tout ce ramassis de conneries enfoncé dans les rétines,
les gorges, les anus et les esprits européens par le pire cinéma américain
depuis des lustres, avec une complicité de masochistes, de petits bambins si
vieux dans leurs yeux, qui quémandent du rêve comme d’autres de la came, qui
attendent du cinéma qu’il les émerveille, les change de leur quotidien, le
réenchante pendant deux heures au moins, en salle ou chez soi, dans leur cocon
à la con, bien à l’abri des tourments du monde, ma brave dame. Mais ce
cinéma-là, désigné ainsi par pur abus de langage, notre cinéaste s’en
contrefiche, et nous aussi, nous avec lui. Jamais dépressif, toujours ponctué
de beautés (Léon pose sa tête sur l’oreiller, esquisse un geste vers un sein
dressé, dénudé, peint les orteils de l’endormie avec un rouge vernis chipé au
James Mason de Lolita, déclare au magistrat compréhensif qu’il se contenta
d’agir par amour), Quatre nuits avec Anna s’avère un film radical et remarquable
dans son courage modeste et tranquille à dépeindre une passion impossible, un
accord compromis par le passé, les souvenirs, l’absence d’horizon, la fragilité
de l’imagination, entre un homme et une femme véritables, ni beaux ni laids, superbes
de leurs défauts, de leur air défait (un couple à la Vigo, à L’Atlante ancrée à
Gdańsk), ni mannequins ni épouvantails, saisis dans leur « être-là »
de vérité, de présence au monde (et à leur intériorité), auréolés de noblesse
(inaltérable), de petitesse (pardonnable) profondément et judicieusement
humaines, suprêmes, émouvantes et innocentes, peu importe (ou en parallèle à
lui, alors) le règne du Mal alentour, ses assauts ponctuels, la noirceur et la
grisaille (boulot évocateur du directeur de la photographie Adam Sikora) qu’il
étend sur les visages, les paysages.
Quatre nuits, bien peu dans une vie,
de cinéaste et de spectateur, mais celui du film de Skolimowski sait qu’il
pensera longtemps à ces quatre-vingt-dix minutes exemptes de la moindre graisse
diégétique, essentielles dans leur dénuement de comportements (Bresson, encore,
davantage que le Hitchcock méta et moraliste, sinon moralisateur, de Fenêtre
sur cour). Avec sa fenêtre neuve ironique (plus rien à voir, bientôt), avec
sa hache de slasher, avec son bouton
de chemisier tendrement recousu dans l’obscurité d’une lampe de poche, avec sa
table de charcutaille, de victuailles, généreusement rangée comme dans un conte
de fées (Boucles d’or croise la « fée du logis »), avec son accordéon
et ses cordes à l’unisson (bonne BO de Michał Lorenc), avec ses sirènes
anxiogènes, avec ses chutes d’eau murales incongrues, avec ses retours en
arrière au bord de la rivière sous la pluie, dans le kolkhoze spectral, en
ruines, dans le hangar au bateau renversé sur lequel une main de femme se débat
en vain, avec sa vache morte à la dérive sur la flotte, avec son commissariat
en plongée sur un cendrier jeté au sol, avec ses deux malabars (fantasmatiques ?) adeptes de la
sodomie aussi sec, à sec, avec sa tristesse, sa solitude, sa déréliction (Dieu,
dans cette nation dite catholique, ne fait même plus de la figuration), ce film
écrit par Monsieur et Madame (Eva Piaskowska) respire la tendresse, la douceur,
la sauvagerie, la nuit (des arbres, de l’âme, des actes plus ou moins
impardonnables, discutables). Ridicule, risible et cependant sublime, quasiment
saint, un peu pervers et malsain dans sa candeur, dans sa volonté de tout
réparer, à l’instar d’un coucou détraqué par ses soins (enfer pavé de bonnes
intentions, chemin de croix du salut espéré), Léon (le prénom du personnage
premier, princier, de L’Idiot de Dosto) nous ressemble et
nous bouleverse (pronoms collectifs plutôt que personnels), nous révèle à
nous-mêmes dans nos errances, nos doléances, nos résistances rusées à ne
pas baisser la tête, malgré tout ce qui nous tombe dessus jour après jour, pas
seulement en amour, et même au sein de nos nuits d’insomnie.
Ne ratez pas ce grand petit film très
polonais, très universel, co-production avec la France primée « à la
maison » et au Japon, qui dit beaucoup en peu de mots, de dialogues, qui
donne une vraie leçon de cinéma et de vie à tous ceux qui font la morale,
fraudent, consolent, empochent le pactole, se prennent pour des auteurs,
guignols d’école et courtisans navrants. Skolimowski, seul contre tous ?
Peut-être, et pourtant magnifiquement fraternel dans son talent à sonder le
réel, à en extraire la chair claire et obscure, l’élan vers demain et les
chaînes d’hier. Résumons : Quatre nuits avec Anna tu verras,
camarade de cinéma, de mélodrame, de farce funeste, et dans les bras d’Artur et
Kinga Preis tu te loveras, tu frémiras, tu souriras, tu t’attristeras, loin, le
plus loin possible, du bonheur de malheur, de la joie à vomir de Ryan &
Emma. Ou alors cesse aussitôt de nous lire et renonce à comprendre que,
parfois, constamment, ce qui fait notre valeur et notre grandeur se tient dans
un abîme de bassesse et d’absence de miséricorde. Le cinéma, a fortiori celui-ci, ce métrage du trop
rare Jerzy, sert à montrer cela, à se purifier des mille inepties et impostures
du mercantilisme immature, réactionnaire, nostalgique, fasciste, à se défaire
du cinéma, afin de mieux le retrouver, de délivrer (délivrez-nous de la cécité
généralisée) enfin un cinéma adulte, allégorique, incarné, désenchanté,
drolatique, lyrique, psychique, matérialiste, réflexif et blessé – le cinéma de
Léon et d’Anna, un cinéma pour toi et pour moi, voilà.
Merci pour ce très beau billet, qui traduit bien en mots choisis la purification à l'oeuvre comme autant de collages ramassés au long cours de vies en mille morceaux, beau et déchirant métrage de Jerzy Skolimowski : "des mille inepties et impostures du mercantilisme immature, réactionnaire, nostalgique, fasciste, à se défaire du cinéma, afin de mieux le retrouver, de délivrer (délivrez-nous de la cécité généralisée) enfin un cinéma adulte, allégorique, incarné, désenchanté, drolatique, lyrique, psychique, matérialiste, réflexif et blessé – le cinéma de Léon et d’Anna"
RépondreSupprimerSignes particuliers - Néant
https://www.imdb.com/title/tt0059668/mediaviewer/rm3834145792
Merci de votre lecture mature !
SupprimerSkolimovski en train ici :
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2019/03/runaway-train-nous-la-liberte.html