Noli me tangere


Un peu de peep-show, please ? Merci, non, sans (contre)façon.


J’veux du cuir pas du peep show du vécu
Jveux des gros seins des gros culs
J’veux du cuir
Sade et Shade et Suzy Q

Alain Souchon

En « matant » hier soir en ligne, allant d’aller au plumard (pas de « rêves humides » en perspective), l’anodin et si placide documentaire (ceci expliquant cela, voilà) de Matthias Schmidt, intitulé a contrario La Tumultueuse Histoire des peep-shows (ZDF, 2013), avec son chapelet de témoins sereins, amusés, désabusés, nostalgiques, tout sauf caractérisés par une quelconque « perversité », tant mieux ou tant pis, on se dit que oui, un tel spectacle ne pouvait que naître, s’épanouir puis péricliter aux États-Unis (essaimage à l’étranger, en Allemagne, en France et au Royaume-Uni, idiomatisme à la Michael Powell compris, Tom qui espionne les bad girls de Soho avant d’immortaliser sur pellicule leur peur scopique). Avec sa vitre de séparation à la Beyoncé (Partition au Crazy), avec sa brièveté dûment monnayée (volet vite refermé, soixante secondes d’extase, pas plus, « épiphanie » minutée), avec son puritanisme à la fois explicite (effeuillage) et implicite (nul outrage), le peep-show représente une sorte d’essence de l’American way of life appliqué à la sexualité, au commerce, au travail « dans les marges » sociales et en exemple évocateur de la « culture pop » (case du programme télévisuel) contemporaine. Pain béni, rassis, pour les sociologues, les universitaires, les documentaristes scolaires, accessoirement les avocats (de Larry Flint) et les clients (de communautés seventies), le thème se prête volontiers à une extension (du « domaine de la lutte », camarade mise à nu par le capitalisme sinistre, spoliée de ton déshabillé par le « Système », exploitée avec la complicité des pouvoirs publics hypocrites, pléonasme naturel) aux dimensions de la nation (naissance immaculée, cagoulée, à la KKK de Griffith, gare au négro, bande de veaux WASP).

Voici donc l’Amérique faussement impudique, fondamentalement mercantile, l’invention de ce piège-à-cons (sans jeu de mots anatomique, Mesdames les « travailleuses du sexe ») en parallèle à celle du cinéma version Edison (« l’inventeur de la chaise électrique », nous rappelle doctement la voix off féminine, à défaut de nous filer la trique), attraction en solo de fête foraine, le kinétoscope (auparavant, antiquités de curiosités des « boîtes à regarder ») comme un œilleton agrandi, un judas de divertissement payant, à travers lequel voir défiler, il suffisait alors de savoir tourner la manivelle sur le coté, à l’instar des premiers cameramen, de multiples bougresses anonymes à l’exotisme dévêtu, sinon colonialiste (dans les bordels, les maquerelles font projeter d’autres bandes, propices à stimuler la libido des bourgeois, adeptes assez abjects mais souvent sentimentaux de la fesse financée). 1972, l’année du triomphe abyssal et mafieux de Gorge profonde, faut-il le rappeler, sonne l’avènement du processus « scopophile » (sacré Freud, bientôt suivi par Lacan ou l’essayiste féministe – et britannique, pays des video nasties – Laura Mulvey, apparemment, risiblement, obsédée par le regard masculinisé du Hollywood dit doré). Les films, en effet, prennent enfin vie, deviennent des performances, l’observation de vraies filles vivantes cadrées par la fenêtre autiste. Quarante-cinq ans plus tard cette (avortée, libéralisée) révolution de la chair (notez itou l’existence du « théâtre porno », actes sexuels non simulés sur scène), Internet change la (mal)donne et paraphe le retour en force du virtuel en direct, contradiction épistémologique, a fortiori lubrique, où les participantes se transforment en automates conciliantes, en mannequins forcément nus (mais pas à Auschwitz, contrairement à ceux de Christian Bernadac), en poupées téléguidées par le désir interactif de pseudonymes tranquilles chez eux (ou au boulot), dorénavant camés à la webcam.



Le triangle vaudevillesque voyeurs/exhibitionnistes/gérants (proxénètes, affirment les mauvaises langues pas seulement salaces) subit à son tour une métamorphose, les hébergeurs de sites ou les publicitaires récoltant désormais leur part d’un gâteau guère prohibé, englouti en secret. Dans le sexe à la carte (bleue, internationale) mondialisé, le corps disparaît une seconde fois, remplacé par une pure image en apparence obéissante, constamment disponible, jambes écartées, et plus si affinités, sur la mosaïque éclatée de la modernité fantasmatique. Davantage rapprochée, zoomée, irrémédiablement hors d’atteinte en dehors du rectangle de l’écran domestique, la strip-teaseuse aguicheuse ou boudeuse officie à domicile, sur son lit, le PC à la Pomme posé tout près de son intimité pixélisée, histoire de dialoguer en « temps réel » avec les internautes de partout et nulle part, échanges polyglottes dans la lingua franca anglophone. Disparue, la relique teutonne de la couche tournante (comme les tables de Hugo) à la Swan (celui de Phantom of the Paradise) ou à la Holly Body (la souris aryenne, très pénétrée par son dédoublement « bon enfant », de Body Double), avec ses cabines disposées autour d’elle en structure circulaire, aux limites du panotique carcéral étudié par Michel Foucault. Au centre du cercle imparfait, rouge de la honte sociétale, du tabou politiquement correct, marxisme amateuriste entendant faire le bien des « victimes » contre leur gré, les protéger, d’elles-mêmes, des mâles par définition haïssables (tel le moi pour Pascal), brillait le « soleil noir de la mélancolie » d’une danseuse en serpent baudelairien essoufflé, fatigué, attristé, star s’exprimant en espagnol à propos de « vie sauvage » ou sa consœur tatouée, maquillée, en train de se préparer son repas dans une arrière-salle dépressive du coloré, déserté, bâtiment (le bonimenteur racole en vain le pékin dématérialisé) de malheur.

La tristesse pour ainsi dire congénitale du X sourd ici aussi, avec une ampleur de première main (Change pas de main, veille Paul Vecchiali), dans la grisaille du matin, la salariée assermentée, ensommeillée, réveillée par une alarme électronique impitoyable. En coda significative, les membres de la « coopérative » sise à San Francisco, en majorité des jeunes femmes, ferment leur club pas si lusty, mettent « la clé sous la porte » à l’heure d’une téléportation (du business) ad hoc, bien que dépourvue de Monsieur Spock. Fin du doc, fin d’une époque, bye-bye à la trouvaille à petite monnaie, à billets avalés par la fente (vaginale) mécanique, au morceau de verre ouvert sur un aquarium de stupre et de masturbation, « homme de ménage » black à l’appui. Gentlemen aux allures d’ectoplasmes, allez donc vous astiquer ailleurs, satisfaire à demeure votre envie de voir, de ne surtout pas toucher (« Je n’aime pas toucher les gens » dit candidement une longue brune, itou rétive à jouer les lolitas, en écho aux gants portés par les professionnelles du cheptel du Horse récemment portraiturées par Frederick Wiseman, terrifiées à l’idée de se toucher entre elles durant leur chorégraphie d’ennui, let’s fuck Paris). Peu importe la grille de lecture adoptée, les explications savantes ou les évocations pragmatiques, le peep-show déprime autant et mille fois plus que les blue movies, car il exhibe cruellement, banalement, frontalement, une éphémère association de solitudes, une mitoyenneté absolue, faussée dès le départ, une incarnation paupérisée, concrète, de leur abstraction priapique et mélancolique. Par-delà l’amas de morales, de législations, de raisons, éclairées a giorno loin de l’apparat du sexe filmé, de sa temporalité particulière, la médiocrité, la fragilité, la frustration, la déréliction, vous sautent au visage, encore plus rapides et désolantes qu’une éjaculation stérile – triste chair (mallarméenne) et tous les livres lus, il ne reste plus qu’à écrire sur ces femmes attachantes, itinérantes et vaillantes, à les découvrir vraiment, à des années-lumière de néons notoirement éteints.   


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