Une hirondelle ne fait pas le printemps
Sociologie du cinéma ? Subjectivisme financier de saison.
Le Printemps du cinéma vient donc d’atteindre
cette année sa majorité ; lancée en 2000, dans le sillage de la Fête du
cinéma (elle-même organisée près de cent ans après la naissance du
« septième art » version Lumière), par la puissante FNCF (synergie de
syndicats émergée à la Libération, une vingtaine environ,
« catégoriels » ou non, à Paris et en région, en charge de quasiment
la totalité du parc français des salles), l’opération, étalée sur trois jours,
du dimanche au mardi, vise à développer la fréquentation par un abaissement du
prix du billet, disons de moitié (au lieu de huit, quatre euros). En dix-huit
éditions, le visa (« choses
vues » et entendues, indeed) du « voyage immobile » (tous les
cinéphiles personnifient le capitaine Nemo, même sans sous-marin) connut une
inflation modérée, puisqu’il débuta au coût de trois euros et une poignée de (dollars) centimes. Avec un nombre
d’entrées vendues évalué en moyenne à deux millions, avec un box-office hebdomadaire établi autour de
quatre millions d’entrées (2008 en acmé vers les sept, stimulée par le
« phénomène », sociologique davantage que cinématographique, de Bienvenue
chez les Ch’tis), c’est-à-dire le double du chiffre sur une
« simple » semaine synchrone d’avant l’événement, la
manifestation, plutôt bien placée dans le calendrier (radoucissement des
températures, y compris à l’approche de la « fièvre électorale »
ponctuelle des présidentielles, rallonge et avant-goût des « beaux jours »,
retour des robes légères, présage de l’été presque à portée de main, trimestre toutefois
humidifié par les célèbres « eaux de mars » de Tom Jobim, les
surprises d’avril, meurtriers ou pas, rajouterait Robin Cook, la liberté de mai
à la Chris Marker), « fonctionne » indubitablement (d’où sa
pérennité) tout en profitant au cinéma français, assez largement présent dans
le défilé des « tiercés gagnants ».
Citons ainsi, par ordre d’apparition
à l’écran de la chronologie : Le Goût des autres et Le
Libertin (2000), Stalingrad (du très cosmopolite
Jean-Jacques Annaud) en 2001, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre,
Monsieur
Batignole + Amen. l’année suivante (trois titres hexagonaux, so), Une vie à t’attendre et Malabar
Princess en 2004, après l’absence remarquée de l’année précédente
(trustée par Eminem, Woody Allen & Steven Spielberg), Tout pour plaire et Boudu
(2005), Du jour au lendemain ou Essaye-moi en 2006, La
Môme (Marion maintenant materne) en 2007, Dany Boon flanqué d’Olivier
Marchal (intense, sombre et sudiste MR 73, 2008), Welcome à Coco
(2009), L’Arnacœur ou La Rafle en 2010, le bien nommé Ma
part du gâteau (2011), Cloclo qui joue Les Infidèles en 2012, Jappeloup
sautant par-dessus 20 ans d’écart en 2013, un Fiston Supercondriaque (2014)
et, last but not least, Un
homme idéal en 2015 (pour 2016, le risible Revenant de Leonardo DiCaprio
voisine avec la Divergente, troisième volume, de Shailene Woodley en pleine
zoophilie uchronique, ta mère, de Zootropie). Tout irait par
conséquent pour le mieux au territoire merveilleux des images animées ?
Bien sûr que non, et d’autres statistiques modèrent l’enthousiasme des
exploitants, toujours prompts à se lamenter à propos de n’importe quoi (épuisant
« sport national »), surtout de leur petit magot d’épiciers, en
réduction certes constante depuis les années 50. En effet, suite à l’avènement
de la TV (généraliste ou spécialisée), de la vidéo (en VHS ou DVD/BR) et
d’Internet (du piratage, son corollaire), la cinéphilie (au sens le plus élargi
du terme) évolue, se modifie, en France, en Europe, dans le monde entier, avec
une tendance globalement (adverbe idoine) à la baisse, contrée par les parades
provisoires et multiples de la création des « multiplexes »
(justement), des cartes d’abonnement, par la tenue de festivals locaux, par la
mise en place des perfusions télévisuelles (meilleur ennemi, public ou privé),
le relais des médias (acteurs intronisés au JT VRP de leur camelote co-produite
à/par la chaîne) et la manne nébuleuse, avantageuse (diminution d’impôts pour
l’écot) des fameuses SOFICA, l’ensemble assorti d’une offre en hausse, plus de six
cents opus depuis 2012 (profusion
comparable-parallèle à celle de l’édition, où, pour aller vite, de plus en plus
de livres paraissent à chaque « rentrée » pour de moins en moins de
lecteurs, promis à l’abandon du pilon).
Avec, allez, deux cents millions
d’entrées sur l’année (ratio de trois
et des poussières par habitant), la part du cinéma français régresse et se
stabilise depuis vingt-cinq ans à trente-cinq pour cent, avec des pics à
quarante-cinq, bien loin du cinquante atteint en 1979 ou du quatre-vingt-cinq
de « république bananière » acquis durant la Seconde Guerre mondiale,
et pour cause (ah, l’âge d’or et brun de la Continental, mon maréchal !). « Ogre »
américain serein, une cinquantaine d’items
régulièrement millionnaires, le mémorable épisode tragi-comique de la
défense d’une insaisissable « exception culturelle » à
Bruxelles : tout ceci dessine la cartographie un brin dépressive de la
cinématographie perçue sous un angle économique de ce début de siècle, manichéisme
paresseux, finalement rassurant (arrogance hexagonale proverbiale, a fortiori
dans le domaine esthétique) du « eux contre nous », mise à jour en
2.0 du village gaulois résistant pied à pied, mercredi après mercredi, en dépit
de la prolixité des sorties, de leur brièveté d’exposition, stakhanovisme
d’amnésie en partie dictée par la périodicité des diffusions à la TV, contre
les Barbares de Hollywood (l’Asie s’éveille à peine, paraît-il). À un niveau
qualitatif, guère de raisons de se réjouir non plus, en vérité. Sans même
revenir sur la liste des films précités, chapelet franco-français, à deux ou
trois exceptions près, et encore, significatif d’insignifiances (hélas, pas à
la Nicolas Roeg !), le palmarès alterne avérées réussites (La
Cité interdite en beau mélodrame historique, la reprise de L’Exorciste
avec en bonus sa tête de gamine
dévissée à trois cents soixante degrés, sa marche inversée d’araignée sur un
escalier, dispensables contorsions superfétatoires de farces et attrapes, le Gran
Torino
maso, pas facho, d’Eastwood), œuvres sympathiques mais foncièrement
anecdotiques (La Ligne verte, 8 Mile, Shutter Island), ratage « diabolique »
(Le
Rite) ou auteuriste (le surfait Traffic), probables
« abominations » (Hitch, expert en séduction, Underworld
2, Le Come-Back, World Invasion: Battle Los Angeles, Projet
X, pas celui avec Estelle Desanges, tant pis) ou outsiders à visionner, qui sait (le 10 000 d’Emmerich, Le
Monde fantastique d'Oz de Raimi, le Monuments Men de George
Clooney, who else ? et American
Sniper de l’increvable Clint, un chouïa polémique).
Par-delà les possibles raisons
collectives de l’érosion, de la stagnation – « sinistrose » de
l’interminable « crise », insécurité désormais
« intériorisée » du terrorisme –, à nuancer par le souvenir du
plébiscite scopique des années 30, de l’Occupation, périodes pourtant peu
propices à l’euphorie (ceci expliquant peut-être cela), malgré l’éclaircie
« mythique » du Front populaire, au-delà de la répartition en
nations (vingt-quatre titres originaires des USA sur cinquante-et-un), en « genres »
(comédie, fantastique, horreur, guerre, drame, péplum, historique, biopic, comédie romantique, polar,
science-fiction, animation), demeure un double constat. Premièrement, et
contrairement à la volonté de diversité affichée, d’émulation revendiquée (les
grosses « locomotives » mèneraient vers les plus humbles et méconnus
« wagonnets »), méthode Coué appliquée au grand écran (variante
livresque : un fidèle de Marc Levy finira bien par lire du James Joyce,
par élémentaire influence de l’environnement bibliophile), l’échantillon se
signale par son homogénéité, son caractère consensuel. Voici des films qui ne
choquèrent personne, qui ne révolutionnèrent rien, et assurément par leur
propre forme d’expression, leur discours intrinsèque. Si l’on désire goûter à
une quelconque altérité, sinon à une réelle radicalité, il convient de se
tourner vers d’autres supports, d’autres espaces, comme naguère, au siècle
dernier, la bande magnétique ou les cinémas « de répertoire », « librairies »
de films, à domicile ou excentrées, permettant une éducation cinéphilique a priori
« équilibrée », émancipée, curieuse et joyeuse (« à titre
personnel », on choisit de visionner Your Name. en VOST en soirée, en streaming, la veille, dans un relatif
confort domestique et une gratuité « en trompe-l’œil », au lieu
d’assister en salle provinciale à la séance unique du lendemain, en VF et début
d’après-midi).
Ensuite, en conséquence, les
spectateurs, Printemps du cinéma ou pas, « consomment » ce qu’on leur
propose, à faible ou forte dose, s’égarent rarement hors des rails du travelling bien droit de la distribution
répandue, promue, massive, voire clairement hégémonique. Alors que l’opération
pourrait autoriser des « chemins de traverse », une exploration (un
dépaysement) à moindre frais, les (mauvaises ?) habitudes perdurent. Se
désoler avec hauteur ou snobisme de « l’instinct grégaire » du public
(en happy few « relou ») revient à s’aveugler sur l’illusoire ou
fragile variété de la filmographie disponible en salle, quand bien même
certains établissements se targuent de posséder un « classement art et
essai » (du CNC), tandis qu’ils n’hésitent pas à diffuser à longueur de
semaines le pire de l’imagerie mercantile, sous l’alibi rassis du « produit
d’appel » censé amener à fréquenter des « créations »
miraculeusement délivrées du calibrage, du « formatage », au prix
d’une relative « difficulté » supposée de réception. Uniformité des artefacts, des envies, des pratiques –
lever ensemble la tête dans la même direction, s’émouvoir à la même scène,
sortir du sanctuaire à pop-corn au
même instant, cette unanimité dénote quelque chose d’automatique, de
fantomatique, de dérisoire, d’inquiétant, d’ouvertement fascisant, n’en
déplaise aux belles âmes du « partage », de l’œcuménisme, aux « croisés »
de la salle, de la solidarité –, causes et conséquences réversibles : ce
printemps-là sent l’élevage, la série, la batterie, la négation du moindre
soupçon, hitchcockien ou non, d’individualisme, de différenciation, de
marginalité, d’originalité. Peu importent, in
fine, la vulgate démocratique et hypocrite (au lendemain de 1789, la
colonisation se met en place, avec les meilleurs motifs-intentions de la bonne
conscience dite de gauche, préoccupée d’éclairer les « peuplades » de
leurs Lumières d’empires en sursis), l’ersatz d’encyclopédisme audiovisuel à
visée sociétale (disposer de tout, tout savoir ou presque, vivre au sein d’un
similaire destin national) : ni les hommes (ne parlons pas des
femmes !) ni les films ne « naissent libres et égaux en droits »
(allez demander, si vous l’osez, à l’obèse Besson), ni les « niches »
commerciales ni l’atomisation sociale ne sauraient disparaître d’un coup de
baguette filmique, à la faveur d’un ticket au rabais, d’une trinité laïque de
journées censées recoudre illico le
tissu hexagonal déchiré en « communautés », clergés, chapelles, cacophonie
d’avis et de vies oublieuses de la tangente vaillante, stimulante, conciliante.
Dispositif à fric au filigrane
utopique, normatif, le Printemps du cinéma ne rassemble qu’en surface, en
apparence, et n’annonce aucun véritable regain (persistance de Pagnol) dialectique
entre l’autre et le familier, entre l’universel et le singulier, entre l’événementiel,
par définition ponctuel, et « l’éternité » d’un désir de différence,
de renaissance, de partance. Et si la rose, de préférence celle de Bette Midler
au totem à épines du machiavélique Mitterrand, de ses navrants descendants
(évitons d’évoquer la pitoyable droite), nécessitait l’hiver du regard, de la
sécession, du refus, afin de pleinement s’épanouir ? Le cinéma, celui qui
nous intéresse encore, en tout cas, se contrefout des prophylaxies printanières
et n’aspire qu’à la sauvagerie, à l’indépendance, à l’intelligence et à la
beauté d’une existence miroitée, transcendée, immanente et bouleversante dans
sa proximité à distance.
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