Sugar Man : Un héros très discret


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Malik Bendjelloul.


Ce documentaire scolaire d’un suicidaire retrace une enquête (voire une quête, cf. le Searching original) à deux têtes (le disquaire/le musicologue) et inverse le schéma classique du rise and fall étasunien (ou romain, nous souffle Anthony Mann). Ici, l’obscur connaît enfin la lumière, le « col bleu » au « sang mêlé » (ascendance amérindienne + mexicaine) foule un tapis blanc d’honneur déroulé pour lui par une poignée de Blancs en Afrique du Sud. De la dèche des chantiers à l’apothéose d’un concert frisant la transe (public juvénile au bord d’une risible hystérie), de la reconnaissance critique aux ventes de disques inexistantes (aux USA, en tout cas), d’un club enfumé façon Jack l’Éventreur à la roche solaire du Cap, Sixto Rodriguez ne se dépare jamais de sa distance amusée, sereine, diplômé en philosophie très philosophe sur son sort et les aléas d’une carrière avortée. Il conserve son humilité, sa discrétion au carré derrière des lunettes noires et un oubli injuste, trop long, en sus de chansons assez remarquables, que seuls les amateurs d’étiquettes classent au rayon Engagées, protestataires, libertaires (que de gros mots pour un art aussi « mineur », dirait Gainsbourg), alors que l’art, y compris le plus inoffensif, a priori le moins compromettant (sagement tenu en laisse par le « divertissement »), s’avère in fine politique, toujours et partout, ne vous en déplaise, inscrit ipso facto et de plein droit dans la Cité, ses moyens de production, de réception, d’adoubement, d’indifférence ou d’amnésie. Sous ses allures de polar à la Laura – tout le monde en parle, nul ne le voit, sinon durant la dernière demi-heure – Sugar Man semble ne pas comprendre les raisons du mystère qu’il révèle, cerne, n’explique pas (le chanteur, laconique, participe du mutisme général).


Trop en avance (sillage de Dylan, prix Nobel d’imposture davantage que de littérature), trop en retard (la fibre sociale vibrait mieux dans les années 30, on renvoie vers Steinbeck, le hard boiled de Hammett, les photographies de Dorothea Lange, de Walker Evans, l’essai de James Agee Louons maintenant les grands hommes et l’ensemble du travail de la Farm Security Administration de Roosevelt) ? Pas assez de publicité, de complicité, d’aura, de réseau ? L’affaire s’avère plus simple et plus complexe : si Sixto surgit et replongea aussitôt dans l’anonymat, il le doit en (grande) partie à sa lucidité, à son intransigeance, à la nouveauté de ses mélodies et de ses lyrics. Au pays du mythe de la réussite, y compris en 1968, à l’orée de changements sociaux à la fois profonds et en trompe-l’œil, des deux côtés de l’Atlantique, on se garde bien d’évoquer vraiment les perdants, les marginaux, les déshérités, les pauvres, les paupérisés. Quand il tourna là-bas son Conte de la folie ordinaire, avec Gazzara d’après Bukowski, Ferreri prit soin de laisser transparaître un autre Los Angeles que celui de Bogart ou Ellroy, deux mythologies opposées, complémentaires ; il peignit de manière impressionniste une ville et des gens « de tous les jours », purifiés du moindre glamour, débarrassés de toute rassurante artificialité. Fuck you, Beverly Hills et ses annexes du luxe de parvenu. Rodriguez, à Détroit sans toit (ou presque) ni loi (à part celle de la survie en famille, du chômage persistant, des bâtiments ruinés, délabrés, retapés par ses soins) ne chanta pas pour l’intelligentsia, l’establishment, les enfants embourgeoisés révoltés contre leurs parents jugés (souvent à raison) navrants, ingratitude de nantis, de révolutionnaires grégaires, de Che Guevara bientôt reconvertis dans le marketing mondialisé, VRP d’eux-mêmes et de leur bohème en « béhème ».


Sa célébration par leurs équivalents de Johannesburg rajoute une bonne couche d’ironie à une fidélité sincère, un brin outrancière. Et la moralité de ce conte (défait, plutôt que de fées) moderne, conclu par un retour à la misère, au moins au dénuement, outre ce miscasting, ce « cœur de cible » improbable et raté, tient bien dans le refus d’entendre, de prêter attention, à des morceaux empreints de manière explicite, jusque dans le titre des deux albums, Cold Facts (1970) et Coming from Reality (1971), une pensée gustative pour les « sandwiches de réalité » commandés par Allen Ginsberg, de réalisme, nourris à un réel sans cesse nié par la TV, les médias, le cinéma, par un immense mensonge à grande échelle aujourd’hui encore perpétué, ou ressuscité, avec des mignons et nécrophiles La La Land et compagnie. Dans un pays puéril, des chants adultes, tant pis pour leur pleine originalité, leur puissance esthétique, ne peuvent séduire, ou alors il convient de les enrober magnifiquement dans un écrin de cordes à la What’s Going On de Marvin Gaye, mettons, de faire de la politique symphonique, en quelque sorte. Avec sa guitare et ses mots au cordeau (au couteau), l’ami Sixto, producteur voleur (pléonasme, Clarence Avant, un ancien de la Motown, chargé de jouer les mauvais sujets, de spolier les royalties) ou pas, courait au trépas, au silence, à une gloire délocalisée, probablement moins étendue que ne l’affirme le récit, censure démonstrative (on rayait les vinyles, à l’époque, on les entreposait à l’abri d’une chambre forte afin qu’ils évitent de corrompre les mœurs et d’éveiller les consciences) à l’appui.


Sugar Man, chanson de manque et de came, de dealer devant enchanter des jours maudits, en présage du type précédemment attendu par Lou Reed flanqué du Velvet Underground (I’m Waiting for the Man), paraphe cette illusion nationale, cette imagerie d’évasion, qui enrichissent depuis des décennies les États-Unis (mais pas ses « gueux », Noirs, Latinos ou white trash) et justifient l’exportation du modèle économique, esthétique, désormais concurrencé, sous administration Trump, par le dragon chinois, son argent et son cinéma. Dans une « leçon de choses » en matière de capitalisme appliqué à l’industrie du disque réside la part la plus intéressante d’un métrage alternant images d’archives et entretiens de proches impersonnels, vues aériennes urbaines et animations en complément. Film indépendant, relativement plaisant et cependant totalement aseptisé, primé à Sundance (tu m’étonnes), logiquement oscarisé (l’Académie raffole de handicapés ou de rescapés, de biopics lacrymaux ou d’horribles feel good movies), jackpot commercial (une partie des recettes de la BO reversée à l’intéressé, morale financière saine et sauve, ouf), sur lequel Bendjelloul, accessoirement enfant-acteur suédois, journaliste, documentariste pour Elton John ou Kraftwerk, cumula les postes de réalisateur, scénariste, producteur, compositeur, animateur, avant de se supprimer en 2014 à la suite, dit-on d’une dépression (fera-t-on un jour un film sur lui, boucle funèbre bouclée, vraie mort après la fausse de Sixto ?), ce Sugar Man-là, malgré sa mémoire sélective (rien sur la popularité de l’artiste en Australie ou en Nouvelle-Zélande, par exemple) mérite qu’on lui consacre une heure vingt de sa vie, d’abord pour découvrir un corpus musical de qualité, ensuite pour se voir confirmé, en chair et en os, que la légende fordienne régna, règne et continue à régner sur un territoire où un vulgaire (double sens) ploutocrate de télé-réalité peu accéder à la position suprême (son bashing paresseux, peu coûteux, bien-pensant, hollywoodien, en revers ou verso d’un vote indéniable, d’une accession dans les règles largement favorisée par les « casseroles » et l’arrogance de son adversaire, certes).


Demeurent donc deux opus à réévaluer, dont l’acuité, l’actualité, la beauté, valaient bien un hommage bien trop sage, aux limites de l’hagiographie, néanmoins rédimé par une présence-absence en métaphore du projet (individuel) et d’une psyché (collective) – Inner City Blues, en écho à celui de Marvin, for ever, my friend.

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