La Mécanique des corps : Réparer les vivants


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Matthieu Chatellier.


Je dis, pour lui refaire son anatomie.
L’homme est malade parce qu’il est mal construit.

Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu 

Put on your red shoes and dance the blues

Bowie, Let’s Dance

Croyez-le ou non, l’amputation constitue l’une des niches du X en ligne. Rien de neuf, finalement, et sans l’élégance, hélas, du Tristana de Buñuel, mémorable exercice de fétichisme prothésiste remarquablement porté par une Catherine Deneuve décolorée. Point d’érotisation (à la Crash de Cronenberg, par exemple) ni d’héroïsation (malgré une brève volonté de renouer avec la SF d’adolescence) ici, pas de noms (ils figurent au générique de fin), de relation (au sens de récit) ou de narration (optique de la chronique). Du côté de la côte normande (à défaut de celui de Guermantes), il convient non plus de rechercher puis de retrouver le temps perdu, la sensualité du monde sensible encapsulée dans la sensorialité suprême de la période (de la phrase et de l’époque), mais de regagner une partie de ses sens, de ses sensations, de sa conscience de l’espace et de la pesanteur (lourdeur imprévue du rajout), à travers une mobilité à nouveau permise, accompagnée au quotidien (quatre mois de rééducation, une dizaine d’opérations, énumère en voix off une patiente vaillante). Là, pas de place non plus pour l’apitoiement, le pathos, le regret-ressassement du ou des membres absents, fantôme de la liberté des biens portants ne cessant de se plaindre à l’extérieur, au primo bobo, au premier signe de la vieillesse ennemie, de la ruine tapie, programmée. Le témoignage brut de décoffrage rend hommage à un courage discret, peu médiatisé, à des hommes, des femmes, des adolescents, de tout âge et de toute condition, leurs visages et leurs paroles davantage éloquents que leurs CV particuliers, leurs mille raisons d’occuper une chambre de l’établissement spécialisé.

Elle dessine sur un bloc sa jambe coupée, contaminée par un staphylocoque, il scrute les chalutiers à l’horizon, dans le crépuscule doré hors-champ, sous le regard d’une gamine mutique. Le jeune homme épris de badminton, qui ne cesse de casser ses pieds en bois, pique un sprint dans le couloir en lino, ravi de son simulacre. Le documentariste, aperçu, quasiment subliminal, dans le reflet d’une glace, mise en abyme immobile, filme au plus près des corps, des artefacts, des silences évocateurs (pleurs capturés-gardés à bonne distance, dans celle du champ et de l’instant). Plutôt qu’à Pinocchio, à Terminator, à Cendrillon (poignante pantoufle unique), à Steve Austin ou Super Jaimie, on pense aux pirates (le vieux marin, pas celui de Coleridge, en fauteuil et aux jumelles à la James Stewart chez Hitch), à Proust, au similaire Je suis et à Żuławski se prenant pour Kubrick (le grand hôtel de Mes nuits sont plus belles que vos jours, cartographie bis de l’Overlook indigène de Shining). Le fantastique trivial du principe – se faire poser une extension de soi-même – rejoint le cinéma et la métaphysique immanente d’un Marshall McLuhan (les médias en prolongement du système nerveux, les lunettes de nos yeux). Montage, démontage, remontage ; l’appareillage issu du moulage répare l’outrage, cicatrise la blessure narcissique, donne les moyens d’apprivoiser une autre forme de beauté, laisse la normalité aux présidents navrants et la perfection aux eugénistes à foison. En bordure de mer ensoleillée ou orageuse, océan atlantique derrière la grande vitre, météo du paysage et des sentiments, de l’espoir et des doutes, pas de software, à peine un PC sur lequel décrypter un genou modélisé, rien que du hardware, de l’artisanat, de l’acier, du plastique, de la pâte aux allures de ciment travaillée, adoucie, à la perceuse, et un four qui ne chauffe pas assez vite, se plaint au passage un ouvrier en blouse blanche.

Dans l’atelier à proximité du parcours entre deux barres horizontales (naissance complice du travelling), fait, refait, à l’envers, à l’endroit, quelques mètres et une éternité, un petit pas pour l’Humanité, un grand pour les résidents-résilients, les pièces détachées se découpent, se poncent, se polissent, s’assemblent. Nous voici dans un labo d’effets spéciaux pour films dits d’horreur, dans un garage où la meule, le marteau et la colle colorée remplacent le scalpel et le bistouri. Si le baron Frankenstein récupérait des morceaux de cadavres et les plongeait dans un chaudron à la Macbeth, à la Taram (James Whale et ses émules ou descendants préféreront l’électricité, plus scientifique, mystique, cinématographique, méta), le personnel soignant joue au Meccano avec hésitation, brio. Il faut (s’)adapter, tailler, scier, resserrer, les amputés fatiguent, transpirent, les valides aussi, à genoux, à leurs pieds, assistants de stars anonymes, tailleurs de sur-mesure tenant à un millimètre. De l’effort, encore et encore, avant une douche salvatrice, une coda muette en rollers, une main posée sur une paroi en rappel inconscient du geste identique de Madeleine/Judy dans la forêt de séquoias de Sueurs froides, de Weronica/Véronique dans sa double vie selon Kieślowski. Toucher les murs, comme Brando sur un plateau, se laisser toucher afin de moins faire travailler son dos, d’atténuer la douleur, de déporter son centre de gravité avec légèreté, un sourire de femme radieuse quasiment séducteur, érotisme revenu, tamisé par l’absence, l’image manquante qui porte atteinte à l’intégrité physique (pauvre Lawrence d’Arabie, spolié de sa citadelle sexuelle par un viol homo) et la redéfinit à l’envie, suivant les progrès de la médecine et le coût du remboursement, de la prise en charge, sous conditions, par la Sécurité sociale (on trouve des modèles pour tong plus chers, paraît-il).




Souvenir universitaire de votre serviteur : à Aix, en fac de Lettres, au siècle dernier, une jeune femme blonde et bouclée enseignait une UV indéterminée, oubliée, faisait travailler sur Sade et l’abbé (Prévost). Elle boitait, elle claudiquait, elle tanguait, encore plus que l’impeccable Cameron Diaz dans The Box – et cependant, en dépit ou grâce à cela, il émanait d’elle une présence et une assurance assez sidérantes, petit bout de femme, de flamme et de charme suffisamment intense pour susciter une réminiscence tendre, si longtemps après. Ce court documentaire, soixante-dix-huit minutes au compteur, denses, simples, essentielles, expurgées du moindre superflu, tourné durant deux ans par un admirateur d’Alain Cavalier remercié, dit cela à sa manière un brin impersonnelle, volontiers en retrait. Se reconstruire, redémarrer du bon pied, en effet, trouver chaussure au sien (cf. celles, flambant neuves, de l’énergique chanson de conclusion) ou repartir avec moins pire, oui, bien sûr, surtout, se tenir droit, ne pas flancher, ne pas se coucher, gambader à l’extérieur, proche des baigneurs, puis sortir du champ, du plan, s’affranchir de la césure et pénétrer dans le champ des possibles, disparaître sous l’œil respectueux de la caméra, histoire d’écrire la sienne au-delà, dans et par sa chair hybride, augmentée, remodelée. Ne me touche pas, implorait le Ressuscité à la prostituée reconvertie en servante sainte, après son séjour en lambeaux au tombeau. Dans La Mécanique des corps (des hommes et pas seulement des femmes, tant pis pour Calaferte), le transhumanisme à la mode s’incarne au niveau le plus matériel, à la fois contingent et nécessaire.

Film d’amour et de guerre, le métrage peut-être un peu trop sage de Matthieu Chatellier finit par faire tressaillir, merci à son lyrisme embusqué, empêché, handicapé. Prisonniers d’un nid a priori douillet à l’abri de la furie du monde, d’une enclave au sein de laquelle ils doivent se réinventer, au risque de tomber, de ne plus se reconnaître, de s’évaporer, entièrement dévoré, au sens littéral du terme, par un diabète diablement dissimulé, les frères (et sœurs) humains inversent la problématique de la robotique traitée par Philip K. Dick et consorts : la dialectique de l’esprit dans la machine – du spectre dans la coquille, dirait-on au Japon, possible traduction du Ghost in the Shell de Mamoru Oshii – permute pour celle de l’inanimé en béquille (et soutien, concret, abstrait) de l’âme, de la personnalité, de la représentation symbolique et organique, à soi et à autrui. Pures créatures de cinéma (impureté ontologique du supposé septième art à la Bazin, des alliages de matériaux divers associés à la peau, à la chair), acteurs/actrices de leurs vies au point le plus précis, indéniable, manifeste, les silhouettes émouvantes et vivantes du film ne délivrent pas de message scolaire, de leçon édifiante, de promesses de lendemains radieux, où tout ira mieux, tant mieux pour eux. Elles se bornent à exister, à exposer leur moignon et leur exosquelette, leur chic de freak et leur endurance d’athlète, leur rire sincère et leurs impulsions nerveuses à canaliser. Précédant la sortie et le suivi, un examen devant jury (pas celui de la Fémis, ouf !) assis décide de la bonne taille (être ou ne pas être ? Disons raccourcir pour grandir), un expert par terre sonde la réactivité acoustique d’une géante en métal via de petits coups dans une basket sans os, au contact d’un ballon permettant de pointer la position du son.

Sur l’affiche et dans le film, une superbe main de seconde main, au croisement du matériel médical, du design d’avant-garde et de l’art contemporain, aux doigts tactiles, amovibles, interchangeables, cristallise le troublant mystère de l’humanité recomposée, mécanisée, spectaculaire, solidaire (une infirmière demande à l’essayer, la sienne glissée dans l’ersatz). La Mécanique des corps, grand petit film au sujet vertigineux et bienheureux, touche, interroge et stimule l’imaginaire, la praxis du cinématographe, art par définition du mouvement, de sa trace mécaniquement reproduite sur l’écran par l’artifice d’un truc de foire (la persistance rétinienne, sereine). L’histoire du corps en kit, de la fabrique des images (suppléantes, narcissiques) s’avère par conséquent, in fine, dès l’origine, une histoire de l’œil, de batailles, de part maudite à la Bataille et d’altérité fidèle, dévouée, à sceller à l’instar d’une collure de plan. Déambuler, courir, rouler, à l’unisson du défilé audiovisuel et du mécanisme de projection-vision, donc – lève-toi et marche, voilà, comme ça, avec moi, au rythme du cinéma, et peu m’importe ton prénom, Jean, Marc ou Lazare, ta foi ou ton athéisme : vois, l’œuvre s’achève et nos voies commencent.   


Commentaires

  1. "Pendant vingt-trois ans, un jeune Belge entendait tout autour de lui alors qu'on le pensait, à tort,
    dans un état végétatif. Son cas serait loin d'être isolé. Il veut écrire un livre.
    . C'est par cette formule que Rom Houben résume l'incroyable épreuve qu'il a vécue vingt-trois années durant. En 1983, un accident de voiture plonge ce Belge de 20 ans - il en a 46 aujourd'hui - dans ce qu'on considère à l'époque comme un coma profond.

    Rom est paralysé, hospitalisé dans un état qualifié de végétatif. Mais il y a trois ans, de nouvelles analyses menées à l'université de Liège par le Dr Steven Laureys, qui dirige le Coma Science Group, ont montré que Rom Houben était en fait pleinement conscient de ce qui se passait autour de lui.

    Le patient a raconté le calvaire qu'il a vécu pendant ces années, condamné à entendre tout ce qui se disait autour de lui sans pouvoir intervenir. « J'ai été le témoin de ma propre souffrance lorsque les médecins et infirmières tentaient de me parler et finissaient par renoncer », a-t-il raconté. Le pire a été le jour où sa mère et sa soeur sont venues lui raconter la mort de son père. Il voulait pleurer, mais son corps demeurait immobile."
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2009/11/locked-in.html

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