Les Vestiges du jour : Temps et Cinéma
Face au retard essoufflé du lapin d’Alice, montre en patte, le « septième
art » (funéraire) nous confère toujours une avance (sur recettes) sur l’avenir
et par conséquent donne à voir l’expérience itérative de notre propre trépas
unique.
Le Temps hors cinéma
On ignore combien de minutes vous
prendra la lecture de cet article vite écrit (vivons lentement, pensons
rapidement), mais entre le premier mot et le dernier – Poe réclamait de le
connaître, voire de commencer par lui, de remonter le récit, sinon l’écriture
de celui-ci –, un moment devrait advenir, surviendra – cold fact, voilà, pour reprendre les
termes du Rodriguez de Sugar Man. Pas si « froid »,
factuel, avéré, cependant, car la physique quantique (ou son extrapolation)
postule une sorte d’éternité aux mille possibles coexistant, aux réalités
associées, en parallèle, passé, présent, futur soumis à la mémoire, à la
conscience, à l’imagination. Tout, dès lors, se réduirait, se révélerait in fine, dans le sillage relativiste et « révolutionnaire »
d’Einstein, à une immobilité illusoire (et inversement) déguisée en élan permanent
(la fuite fluviale philosophique d’un Héraclite, poétique d’un Lamartine,
amateur notoire de lac existentiel et sentimental), à une histoire de présence,
de croyance, d’espérance. Quelqu’un comme Julian Barbour formule ainsi le
nouveau paradigme scientifique, exposé dans son essai (1999) à l’œcuménisme
clivant (written both for the
popular-science market and for scientists and philosophers), au titre
explicite, La Fin du temps (notez que la majuscule disparaît dans la
traduction) : « Ma vision de l’univers, c’est une collection
d’instantanés richement structurés. Ils ne sont pas en communication les uns
avec les autres. Ce sont des mondes à eux seuls. Notre cerveau assemble ces
arrêts sur image et les repasse dans notre esprit de la même manière que des
photographies passées à 24 images par seconde font que vous avez l’impression
que les images que vous voyez en ce moment sont en mouvement. »
D’accord ou pas, le point de vue se
caractérise par sa nature cinématographique, rejoint l’art mécanique, optique,
des images fixes animées par une machine, par l’intangible fragile d’une
projection, la matérialité domestique ou douée d’ubiquité, via le cellulaire, d’un visionnage, soutenues par l’impossible « solution
de continuité » de la bien nommée persistance rétinienne, y compris à la
TV pourvue d’une image supplémentaire sur une portion similaire (d’où les
écarts de station assise entre la salle et le salon). Devenir (rêve du
meilleur, persistance du pire), entropie (ou « trou noir » sans
Disney), « espace-temps » (et son continuum),
« éternel retour » (de préférence nietzschéen, indien) « flèche
du temps » (dans le cœur d’une sainte en extase divine), irréversibilité
(à la Noé ou non), lois (ou plutôt principes) de la thermodynamique (trinité
laïque), « vitesse de la lumière » (dans l’obscurité de nos destins
microscopiques) : en bon (ou mauvais) littéraire, laissons volontiers ce
lexique évocateur aux intéressés, afin de nous focaliser sur la durée par
définition subjective, par une perception du Temps liée à un temps ressenti.
Face à certains films courts, le temps paraît bien long, tandis que certaines
épopées (Lawrence d’Arabie de Lean, allez), passent très vite, que le
ralenti, chez Peckinpah, fore le film, l’expédie illico dans une stase de massacre-destruction gracieux (La
Horde sauvage, Les Chiens de paille ou Junior
Bonner, le dernier bagarreur et ses pelleteuses impitoyables), que
l’accéléré généralisé du muet, du burlesque, du slapstick, dû en partie à une vitesse de prises de vues
différenciée, pas encore normalisée, en sus, parfois, d’une piètre conservation
de la pellicule, confère à ces métrages insonores, davantage que taciturnes,
une allure de danse de Saint-Guy, de joyeuse et infernale hystérie surgie d’une
préhistoire du regard, étonnamment moderne (cf. le vampire épileptique ou les
amants névrotiques nés chez Murnau, retrouvés-ressuscités dans le poulpe
priapique ou les couples cyclothymiques de Żuławski).
Le Temps au cinéma
Art temporel, à l’instar de
l’architecture (érection puis ruines), de la littérature (intériorité retrouvée
dans les secondes silencieuses), de la musique (déroulement d’une « phrase »,
répétition d’un refrain), de la peinture (le palimpseste, pas seulement le
proustien, dédoublé, d’Obsession de Brian De Palma), le
cinéma, qui ne saurait néanmoins se confondre avec ses prédécesseurs, en
représenter la somme suprême, même s’il s’en nourrit, s’en abreuve, la particularité
polymorphe de son idiosyncrasie riche d’une « impureté » (André
Bazin) essentielle, factorielle, plurielle – ce qui rend sympathiques mais
anecdotiques, ou carrément caducs, les rapprochements, les comparatifs, les
recherches pédantes et poussiéreuses de correspondances entre eux et lui –, le
cinéma utilise le Temps en combustible de la diégèse, en structure de la
narration et en exosquelette des œuvres. De Citizen Kane à Memento
(Christopher Nolan, 2000), en passant par toute la filmographie ou presque
d’Alain Resnais (particulièrement le mémoriel et hanté Nuit et Brouillard, L’Année
dernière à Marienbad et son sampling
hypnotique ou stérile, le lovecraftien Providence), d’Andrei Tarkovski (Solaris
et sa planète-océan de réminiscences à la Orphée, Le Miroir et ses
réflexions à double sens, Nostalghia et son plan-séquence de
flamme salvatrice, métaphysique), on ne compte plus les scénarios ni les
constructions basés sur ce matériau intime, insaisissable, individuel et
collectif. Au temps du Hollywood doré, ou nommé tel, déjà concurrencé par la
TV, un DeMille (Les Dix Commandements,
1956) put se permettre de raconter, sur près de quatre heures, l’odyssée
biblique des Hébreux dont les descendants élaborèrent ironiquement la « Mecque
du cinéma » (étasunien) longtemps après, boucle bouclée, donc (inutile de
préciser, alors faisons-le, que la version télévisuelle de Kieślowski en
constitue un revers disons dégraissé, secret, ancré dans la modernité d’une
moralité, pas que polonaise).
La linéarité majoritaire, cette
manière d’épouser le défilement du film dans la cabine ou dans sa virtualité dématérialisée
finalement très dirigée (adieu à l’interactivité à l’intérieur de l’opus, priée de se cantonner au parafilm,
aux bonus, aux gadgets du marketing, collector ou standard), autorise toutefois des retours en arrière, des présages
en avant, des interpolations de saison. Dans une scène sexuelle célèbre de Ne
vous retournez pas – là encore, le titre français, sous forme d’avertissement
à la femme de Loth transformée en statue de sel, à Eurydice perdue une
seconde fois au prix d’un regard amoureux, orgueilleux, néglige l’urgence
impérative et immédiate de l’original, Don’t Look Now –, Roeg entremêle au montage, drolatiquement, tristement, le régime du désir, son impatience au déshabillage,
à l’étreinte, et la suite de l’orgasme évanoui, le rhabillage express, dommage, court-circuitant la succession des instants, trouvant un équivalent à la fois artificiel
(donné pour tel) et juste, à la formule (gastronomique) du « ver dans le
fruit » ou (juridique) du « mort qui saisit le vif ». Piégé dans
une Venise à la Visconti, funèbre et funeste, le couple endeuillé ne peut
revenir sur sa chronologie pour ranimer sa gamine noyée, pas plus qu’il ne peut
se sauver dans un partage alangui, un unisson volé au Temps pressé, accéléré,
désarticulé comme sous le charme morbide, effroyablement fantastique, de l’environnement.
Si l’Enfer revient à endurer un supplice sans trêve, sans horizon de
rédemption, tels Julie Christie & Donald Sutherland, Bill Murray
accompagné d’Andy MacDowell reproduit dans Un jour sans fin la ronde
des minutes circulaires d’un radio-réveil détraqué par Harold Ramis, qui
auparavant lutta contre la plongée de la vitesse et de l’énergie légendaire de
New York dans le Temps ancestral, antédiluvien, de monstruosités mythologiques,
dans la mélasse signifiante d’un bibendum
au rythme outrageusement lent, malédiction à contretemps de fourmis pressées,
inconscientes de l’emprise du passé (de la griffe, dirait Tourneur) pourtant
placé sous leur yeux, au moyen d’un tableau de seigneur sanguinaire de naguère
(le diptyque SOS Fantômes d’Ivan Reitman).
Le Temps du cinéma
Au cinéma, tout se transmue, et le Temps
ne fait pas exception, pas cette fois. Le roman devient un script à réviser, la toile un cadre mobile, la symphonie une « musique
de film » conditionnée par le spoting
(où la déposer), le timecode (quelle
étendue lui allouer) et le temp track, emprunt plus ou moins temporaire d’airs étrangers, non composés
spécifiquement, procédé souvent vécu comme castrateur par les compositeurs,
pouvant aller jusqu’à leur pure et simple substitution, cf. les exemples fameux
d’Alex North ou de Lalo Schifrin
remerciés par Kubrick & Friedkin à l’occasion de leurs deux Everest avec une
chambre à coucher en commun, 2001, l’Odyssée de l’espace (1968)
et L’Exorciste
(1973). L’écran, fenêtre ouverte avant tout sur elle-même, sur sa réalité
première de figuration abstraite, de miroir méta, fonctionne tel un sas entre les
expressions, il les convertit en quelque chose d’autre, de propre à cet art
et à lui seul, il les déploie en une texture dont la saveur ou l’insipidité,
avec toute la gamme des nuances au milieu, duplique le sort réservé au réel,
à la « vraie vie », au quotidien trivial, au monde sensible des
spectateurs planétaires, eux-mêmes ornés, ou déshonorés, en nos temps modernes calamistrés
dans la technologie, le « temps réel », le live désincarné, le duplex
numérique, d’une aura constante de
fiction, de storytelling écoulé hors
de la sphère politique et de ses prétentions à l’épopée nationale, à l’identité
de masse, fragmenté en niches de vécus, de parcours, de temporalités
juxtaposées, en mosaïque tacite. Le Système du docteur Goudron et du
professeur Plume jouait sur une perspective biaisée à la Cabinet
du docteur Caligari. Désormais, l’histoire (l’Histoire) n’apparaît plus
narrée par un cinglé, même en Amérique, pays utopique et cinégénique capable d’élire
à sa tête un pitre ploutocratique de télé-réalité avec des conséquences à
frissonner, délicieuse eschatologie à conjurer paresseusement à coup de propos bien-pensants
et peu coûteux, elle se lit en conflits de temps entrechoqués, pris dans le
tourment d’un Temps cruellement à portée de main du premier terroriste « de
quartier » (de cité ou de centre-ville) venu, en mesure de le faire exploser, de
le figer dans une gangue médiatique prélevée sur le tempo rapido de l’époque
désinvolte, soudain sidérée.
Confortablement assis chez lui ou
dans un fauteuil en velours aux faux airs de cercueil sucré (pop-corn inclus), le cinéphile d’aujourd’hui,
peu importe ce qu’il consomme, adore, vomit, se retrouve face à lui-même dans
la glace du grand écran, dans le verre à demeure du petit, téléviseur, PC, tablette
ou téléphone portable. Les spectres ravissants et désolants qui s’agitent à la
surface, qui vieillissent à l’envers, tel Brad Pitt chez David Fincher d’après
une courte nouvelle de Fitzgerald (L’Étrange Histoire de Benjamin Button), ou quêtent une incertaine immortalité grâce au clonage (« marronnier »
de la SF, en filigrane de La Possibilité d’une île, le
film loupé de Michel Houellebecq), lui renvoient son reflet, sa proximité
fantomatique – le cinéma, miroir à un seul côté, contrairement à celui de Lewis
Carroll, surface plane dépourvue de profondeur, hors celle, superficielle, de
farces et attrapes, conférée par le relief hier, la 3D de la veille, s’appréhende
en équation spéculaire, en brève rencontre de jumeaux (gynécos, conforte Cronenberg)
sous le sceau de la mortalité, du passé présent privé de futur, à part celui de
rejoindre la cohorte des revenants de l’écran, du chagrin, de la difficulté à parachever
le deuil. Le Temps, au cinéma, assoit l’hypothèse quantique, s’explore en territoire
peuplé de non-événements, de simulacres de trames, de personnages à l’état de
silhouettes suspectes, a fortiori dans
l’horreur et la pornographie, tentatives valeureuses et vouées à l’échec de
donner corps à une image, de déchirer (la peau, le préservatif) le tissu (ou l’interface,
pour user d’une métaphore 2.0) cousu entre les êtres vivants et les morts sur l’écran,
décédés pour de bon ou condamnés à disparaître avec les années du calendrier,
de l’indifférence, de l’amnésie, des hommages en enterrements prématurés.
Puits horizontal, abîme adulte, orifice
anal ou plaie à ciel ouvert (du drive-in,
de la plage), le cinéma tue le Temps (fonction profane du divertissement) et
nous tuent aimablement, accumulation d’agonies en préparation de la nôtre, par
la force des choses ne pouvant être mont(r)ée maintenant. Et il le fait avec l’élégance
d’un paradis mental en ombres chinoises dansantes (la coda de L’Impasse)
ou d’une mer (mère) à la respiration incessante perçue en épilogue sonore de l’apocalypse
d’une BD américaine (le bruitage du générique de fin de Southern Tales, rime involontaire,
convergente, à Solaris). Mourir, dormir, peut-être rêver, s’interrogeait
Hamlet, une question au présent, originelle, reposée avec l’acuité
hallucinatoire et intemporelle de l’art majeur du vingtième siècle.
Merci pour la lecture nourrissante, réjouissante de ce billet à multiples facettes temporelles.
RépondreSupprimerEt qu'en sera-t-il du concept d'Achiropoëte, "qui veut dire une image qui n’est point faite de la main des hommes " et du temps singulier d'un cinéma réalisé par algorithmes à base "d'images virtuelles et de toutes ces "représentations visibles de modèles conceptuels abstraits,
de modèles logico-mathématiques et de programmes informatiques" ?
Quid du temps particulier à de l'espace ainsi dématérialisé , celui des images de synthèse
quand les mathématiques évoluent pour devenir physiquement perceptibles, metaverse oblige ??
Rien de plus humain qu’une machine, a fortiori en SF, puisque issue de l’esprit de l’espèce, propice à une autre forme de poésie, écoutez Kraftwerk ; rien de plus inhumain qu’un homme, différemment de l’automate de Descartes…
SupprimerLes images mirages, suaire de Turin ou visage martien, servent à sidérer, à renforcer la foi, à faire du cinéma, cf. les films de Verhoeven (Total Recall, d’après Dick, 1990) & De Palma (Mission to Mars, 2000, relecture ratée de Kubrick, voici le hic)…
En dépit du passage de l’analogique au numérique, de la mimèsis à la praxis, le ciné persiste à s’exprimer en art représentatif, donc spatio-temporel ; le métavers, son virtuel perpétuel, évoque le fameux « temps de cerveau disponible » de TF1, temporalité capitalisée…
« Temps de cerveau disponible » en effet mais il semblerait que ce ne soit pas si simple et pas seulement l'unique effet, économique (ou encore selon la recette Brzezinski du tittytainment ): il y va de cette impression que le temps passe plus vite en réalité virtuelle et appelée “compression temporelle"
Supprimerhttps://www.realite-virtuelle.com/realite-virtuelle-compression-du-temps/
et l'avenir du cinéma face à cette nouvelle réalité ce sera sans doute quelque choses de singulier qui adviendra au travers d'une complète métamorphose...
Expérience inconsistante et article étique ; la "psychologie" et les "sciences cognitives", très à la mode à l'école, à classer au supermarché des impostures intellectuelles ; puisqu'il existe aussi une pornographie en VR, les onanistes se sentent-ils ainsi désorientés, désincorporés, quel comble, non...
SupprimerLa "nouvelle réalité", chacun peut déjà l'explorer, depuis une antiquité, parmi sa propre intériorité, les images de sa sienne psyché, via les amoureux sentiments ou les romans, notamment...
https://www.youtube.com/watch?v=ueYcVmH0edk
https://mcronenberg.wordpress.com/2016/04/16/nouvelles-images-et-anciens-dualismes/
Même au travers d'un article médiocre qui parle d'un motif existant exploré depuis l'antiquité, un article orienté certes, on peut trouver une parcelle de vérité sur le cinéma que le monde est en train de se faire et tout ce qui (de très trivial) du point de vue technologique s'entend est patent question de métamorphose des peuples spectateurs, en opérant un change radical de notre réalité qui est en train de se faire : beaucoup d'entre-nous sont dans le déni de l'ampleur de la métamorphose, captivés que nous sommes par les écrans...Temps compressé certes mais pas que...
SupprimerJim Morrison affirme que les automobiles nous transforment en démons, qu'elles compriment l'espace et le temps, donc...
SupprimerLa technologie comme extension du système nerveux, en mode Marshall McLuhan, ne saurait se démunir tout à fait de l'humanité qui toujours la produit, parfois, souvent, la subit aussi...
Le cinéma sans cesse mua, son imagerie, sa mythologie, modifient déjà, en partie, l'imaginaire, l''intime, le poétique, le politique...
Le transhumansime, prochaine étape de l'espèce ? Ou, à l'écart de ce capitalisme animé par le narcissisme, l'horreur du néant chez les provisoires puissants, l'advenue, demain, du surhumain nietzschéen ?
Le vide en effet captive, idem il fatigue, les salles se vident, à domicile on se fiche de Netflix...
En même temps que les innombrables changements, de tout temps, d'hier, de maintenant, demeurent de durables invariants, le corps, la mort, les visages, les virages, ce qui nous excite et nous excède, des lignes en ligne, face à la fatigue...