Your Name. : La Nuit de la comète


Tout nous relie ensemble et l’immensité des sphères aussi ? Presque, tant mieux ou tant pis.


Makoto Shinkai trouve son film imparfait, on ne le contredira pas. Mais l’on se doit de célébrer ses beautés par une poignée de feuillets en ligne, dans le sillage d’une œuvre très audiovisuelle qui n’oublie jamais, personnel plaisir premier assumé ou formation universitaire littéraire commune entre lui et nous oblige, la part de l’écrit, sur un carnet, une paume (celle de Rilke énamouré de ce mot en français, celle du Nolan de Memento), un cellulaire (textos allegro). Cela commence comme Peter Ibbetson (le rêve en duo), Dans la peau d’une blonde (Blake Edwards transgenre), cela se poursuit comme une relecture du mythe de l’âme sœur par Platon, de l’aventure d’outre-tombe d’Orphée à la recherche de son Eurydice enterrée, une variation sur les « paradoxes temporels » si chers à la SF, pas seulement celle de Tarkovski (Solaris, d’après Stanislas Lem, et sa planète-océan, mémoire-matrice ; remarquez aussitôt l’expo de photos judicieusement intitulée Nostalgia), une évocation des traumatismes atomiques, davantage que cosmiques, du Japon (Nagasaki, Hiroshima, voilà, voilà, cependant conjurés in extremis par un acte terroriste salvateur, par un exercice d’évacuation paternel), cela se termine comme une comédie romantique adulte à la mélancolie ferroviaire, à l’ultime rencontre, originelle, réelle, fi du virtuel, sur laquelle s’achève le film, pour la pleine satisfaction du spectateur, qui sait déjà répondre à la question des amants désynchronisés à propos de leurs prénoms respectifs. Personne, à vrai dire, ne doutait de cette fin-là, ne s’en surprend vraiment, happy end aux larmes joyeuses en rime avec l’ouverture attristée de l’éveil, Your Name. pouvant être lu en histoire d’amour onirique, quantique, pour happy few tressés l’un à l’autre avec des liens multiples aussi serrés que les cordes du bondage, spécialité nippone (le leitmotiv du « fil d’Ariane » occidental scande le métrage, se retrouve dans l’activité de la grand-mère, le toponyme de la petite ville, l’accessoire capillaire ou de poignet, le cordon ombilical remémoré).



Shinkai joue sur les paires contraires, les oppositions de sexes, d’espaces, d’aspirations, de destins, de temporalités, il résout (rassemble) néanmoins tout cela via un cercle dédoublé, figure géométrique « parfaite » présente à plusieurs reprises, du cratère au lac agrandi, des yeux expressifs aux travellings en contre-plongée (le De Palma de Obsession, Carrie au bal du diable ou Blow Out appréciera), en passant par la boucle du récit. À distance, au sortir de l’enfance, dans une adolescence prolongée en « adulescence », Mitsuha & Taki évoluent en vérité dans un cercle rouge à la Melville, ils obéissent à un fatum des instants et de sentiments finalement clément, puisqu’il leur accorde une seconde chance, à l’ombre des citations, des échos, des mots (notez que le jeune homme travaille comme serveur dans un restaurant rital nommé Il giardino delle parole, clin d’œil à un opus précédent du sieur Makoto, The Garden of Words, sorte de Blé en herbe avec Colette en cordonnier, que l’argument général résonne avec celui de La Tour au-delà des nuages, uchronie martiale sur fond d’amnésie sentimentale). La structure cinématographique interroge la réception économique : Your Name. devait-il triompher autant, au niveau du public, de la critique ? Convient-il de s’interroger, en sociologue plutôt qu’en cinéphile, sur les raisons d’un succès massif, toujours un peu suspect, un brin totalitaire ? En réalité, ce film très japonais – la nature primordiale, préservée, les relations intergénérationnelles, conflictuelles, une sensibilité à fleur de peau couplée, et pour cause, à une claire conscience du désastre – possède un parfum (grisant, souvent) d’universalité, car il s’adresse à l’espérance de chacun, de chacune, à cette idée (cette folie, maniaquerie, cette cause de désillusion, dépression) que l’on trouvera, que l’on trouva, celui ou celle qui nous comblera (double acception), saura remplir notre vide intime, équilibrer de ses différences « cristallisées » (à la Stendhal, certes) notre « manque » fondateur.



Les esprits forts, amers, cyniques ou lucides se gausseront de l’imagerie convenue de roman-photo pour ado (comparez, allez, avec le brillant La Traversée du temps de Mamoru Hosoda), de l’envahissante J-pop des Radwimps (effet clip récapitulatif à l’appui), d’une philosophie existentielle (consolation scolaire, puérile et « poétique » d’un sens assuré par les étoiles, d’une persistance-solidarité d’éternité) plus proche de l’astrologie (l’amour humain, les objets célestes, les trajectoires microscopiques et hyperboliques à la Mission to Mars, Gravity, Interstellar et tutti quanti) que de la doxa romantico-mortifère de l’opéra (Tristan und Isolde, disons), de la rassurante et confortable séparation proverbiale entre les amoureux malheureux bien que délestés des soucis, des vicissitudes de la vie terrestre en binôme (« Chérie, n’oublie pas de racheter du papier toilette en passant à la supérette ! ») ironiquement, irrémédiablement placée sous (toutes les latitudes, les époques) le signe de la corporalité, de la trivialité, de la mortalité collatérale. Les plus pervers apercevront deux fois la petite culotte de Mitsuha, encore un repère culturel (pas uniquement sexuel) de l’Archipel, dans sa course essoufflée pour rejoindre « l’homme de ses rêves », littéralement, mais ce bout d’étoffe s’avère autant immaculé (ne pensez pas à autre chose, bande de malintentionnés lexicaux) que le reste, que le film lui-même, si propre sur lui qu’il risque la pasteurisation, la stérilité, en dépit de son lyrisme avéré, limité, de sa proximité poignante avec la vérité de la fragilité, de l’éphémère, des réminiscences trop vite effacées, sur une main, dans un cerveau (la séquence des deux gamins grandis au sommet de leur Stromboli crépusculaire, creusé, à la Philip K. Dick, demeure l’acmé du métrage, le meilleur motif de le découvrir à la suite de sa sortie en France en décembre dernier).



Tandis que les professionnels de la presse écrite se gargarisent avec ce « nouveau Miyazaki » (on en rit, l’intéressé aussi, par modestie), soulignons l’apport déterminant de Masashi Andō, émérite directeur de l’animation ou auteur du character design pour Satoshi Kon, Hayao M., Isao Takahata, accessoirement scénariste du superbe Souvenirs de Marnie signé Hiromasa Yonebayashi, loué par votre serviteur et similaire parcours à travers le Temps dans le continuum sans césure de l’image animée, écrin statique pourtant propice à l’émergence des âmes (des spectres colorés, endeuillés), dessinées (remarquez la touche méta de Taki en doué crayonneur amateur) ou live (la voix des acteurs se substitue à leur corps, notamment celles de Masami Nagasawa, star locale à l’affiche de The Crossing de John Woo, ou de Ryūnosuke Kamiki, doubleur/transfuge des studios Ghibli). S’il traite avec assez de superficialité ses thématiques d’hier et d’aujourd’hui (le catastrophisme eschatologique, l’identité sexuelle), s’il frise la pénible galaxie d’un Lelouch de préférence aux vertiges réflexifs d’un Vertigo, Your Name. mérite largement son visionnage, son hommage, œuvre sincère et pas fière, généreuse quand bien même sirupeuse. Avec sa collision (ou collusion) harmonieuse de traditions (la mamie maligne), d’élections (géniteur inflexible, veuf de mélodrame maternel), de pulsions (la collègue de gastronomie gentiment irrésistible, un chouïa plus âgée), de religion (shintoïsme mastiqué), de correction (des événements, d’une nécrologie désormais faussée par l’interaction des durées, quitte à voir s’effacer les messages de la familière inconnue, mince trace numérique sur le sable é-mouvant du sablier stellaire) et de reformulation (la comète baptisée Tiamat, à la mode babylonienne, déesse des eaux et du chaos en avatar de la Grandmammare de Ponyo sur la falaise), Your Name. convainc et séduit, par-delà ses imperfections (pardonnables) et grâce à ses effusions (appréciables).



Laissons donc le temps (r)affiner tout ceci, le débarrasser de ses scories, permettre au talent évident du cinéaste autodidacte, salarié du jeu vidéo, énergique, ludique, guère contemplatif, pessimiste, de se développer pleinement, à l'égal de ses prestigieux prédécesseurs évoqués par nos soins (cf. les libellés infra), sa juvénile lumière intérieure et extérieure enfin tamisée d’ombres, de noirceur chenue, sa part masculine/féminine pudiquement mise à nu. En attendant, contrairement aux protagonistes, ne pleurons pas, ne regrettons pas nos peaux ni nos émois d’autrefois, mais apprenons à retenir le nom d’un artiste du présent et sans doute promis à un bel avenir : Makoto Shinkai.

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