Et tu vivras dans la terreur


Topographie de l’euphorie par un cartographe du désastre.


Qui pourrait m’empêcher
De tout entendre
Quand la raison s’effondre
À quel saint se vouer
Qui peut prétendre
Nous bercer dans son ventre

Si la mort est un mystère
La vie n’a rien de tendre
Si le Ciel a un enfer
Le Ciel peut bien m’attendre
Dis-moi
Dans ces vents contraires comment s’y prendre

Plus rien n’a de sens plus rien ne va

Mylène Farmer, Désenchantée

Trois lieux caractérisent le vingtième siècle : la salle de cinéma, le parc d’attractions, le supermarché. Chacun représente et concrétise trois moments-avènements : la « société du spectacle », la « société des loisirs », la « société de consommation ». Avec des accommodements locaux, culturels, ce paradigme architectural déborde du cadre occidental pour s’étendre à l’ensemble de la planète. Une fois encore, l’esthétique rejoint le politique, l’économique le ludique, l’abondance la désespérance. Comme nul ne l’ignore désormais, le moindre plan suggère son contraire, sa permutation de point de vue : le champ possède non seulement son contrechamp mais également son hors-champ. Celui du centenaire passé ? « L’image manquante » d’Auschwitz, bien sûr, « angle mort » et « point aveugle » bien nommés venant équilibrer la prolifération des reportages d’autres fronts, d’autres conflits (le Vietnam, par exemple), avant que moult récits (y compris à propos des « événements d’Algérie », a contrario d’une réputation d’oblitération, d’amnésie en partie inexacte) ne viennent remplir cette béance documentaire, substituer aux témoignages une imagerie et un imaginaire prompts à susciter le confort (manichéisme pyrotechnique) ou la controverse (immersion de la reproduction). Au changement de millénaire, le 11-Septembre, effondrement filmé, dédoublé, du si symbolique World Trade Center, fait converger les deux courants : l’image en direct devient virale, mondiale, elle montre et démontre de manière itérative, en boucle, boostant jusqu’à la nausée, l’anesthésie, le catastrophisme hollywoodien des années 70 et la paranoïa terroriste de la même filmographie deux décennies plus tard. Pourtant, un mystère demeure, par-delà le ressassement sonore et en vidéo de l’épiphanie laïque, traumatique, l’invasion du territoire et du champ (on se doit de châtier l’ennemi dans sa chair, celle de ses ressortissants, surtout, et avant tout de lui infliger une « blessure narcissique » peut-être pire, inguérissable par le « travail de deuil », à jamais, pour l’éternité des caméras, des archives, des mémoires globalisées, personnalisées, inscrite dans son histoire audiovisuelle et donc sociétale).

La poussière, la cendre, la pudeur (aucun cliché de cadavre, comme en Irak) servent de voiles bienséants déposés sur les absents, simples virgules ridicules et vertigineuses en train de se défenestrer sous nos yeux, ceux de l’Occident et de l’Orient réunis pour assister, avec ironie et cruauté, à quelque chose d’unique, d’inouï, de grossi, de répétitif, de déréalisé, de stupéfiant, d’enivrant et de barbant. Voir et ne pas voir, ou mal voir, ou ne pas voir totalement – l’assassinat spectaculaire (double acception) de JFK, snuff movie marital du côté d’Elm Street avant que le sinistre et drolatique Freddy Krueger n’y traîne ses griffes de la nuit, d’insomnie filiale et de mauvaise conscience parentale, servait déjà de matrice, obscurité affichée en plein jour, énigme évidente, insaisissable à force d’évidence (avec le sens anglophone de preuve), Cluedo pour obsédés du complot et transposition à grande échelle du hobby de Mark Lewis, réalisateur amateur maltraité par son scientifique de papa, protagoniste « scandaleux » et fraternel du suprême mélodrame méta et masturbatoire de Michael Powell & Leo Marks, Le Voyeur (1960). La pornographie, avec son épuisante « petite mort » automatique (nécessité d’automates désincarnés) reconduite à l’infini, en constitue un ersatz, une acmé dévaluée, clairement mercantile et pareillement hypnotisante (ou vite lassante). Mourir, jouir, durant ces états extrêmes, à portée de main, l’être cherche son dépassement, il contemple (ou entrevoit) sa « part maudite » à la Bataille, il s’approche d’une disparition censée le révéler à lui-même, à autrui, excéder son corps et celui de son bourreau, de son « partenaire », dans une danse macabre davantage hitchcockienne que bergmanienne (romantisme psychanalytique versus sensualité mystique).

Le cinéma, le Luna Park et la supérette procèdent d’une similaire autarcie, de la rencontre de l’altérité et de la trivialité. Utopies urbaines, elles reconstruisent à leur guise (et à celle de leur direction, de leur clientèle), les « châteaux de la subversion » du roman noir gothique (on renvoie vers les riches travaux d’Annie Le Brun) ou les forteresses de supplices de la liminaire littérature sadienne (nous pensons aux Cent Vingt Journées de Sodome, porte d’entrée bibliographique dantesque, réellement infernale, inachevée, close sur des liste de chiffres de sévices, de victimes), elle-même présage « de hasard » des atrocités perpétrées par le Reich dit Troisième avec l’indifférence, l’inaction, l’assentiment, sinon la complicité, des populations, des nations, leur regard pudiquement détourné vers l’Amérique latine, où récupérer-extrader à son profit les « savants fous » de l’armement aérien ou de l’eugénisme toujours créatif. Territoires à part et au cœur (des préoccupations, des évasions), au centre et à la périphérie, ils promettent une parenthèse d’enchantement, de « sensations fortes », de produits à profusion (ou en rupture de stock momentanée, au désarroi du consommateur toutefois émoustillé par l’acquisition différée, tant le désir se nourrit aussi d’attente, de préliminaires et d’obstacles, de lingerie ou d’intempéries, de rendez-vous raté ou de retard de livraison). La trinité de bâtiments déploie une patine d’enfance, en avatars des marionnettes, des (premiers) manèges, du sein maternel. En ces royaumes de ténèbres et de néons, de mouvements et d’immobilité, de déambulations et de contemplation, tout adviendra comme il conviendra, rien ne manquera jamais plus, le corps fourbu et l’esprit repu ne pourront que remercier le quadrillage – les rayons de denrées, les rangées de sièges – et les courbes – les rails du train fantôme, des montagnes russes – de leur libido, de leur pupille, de leur estomac (« bien accroché », bien engraissé, light ou bio inclus), de leur régression consentie, stimulée.


Pour séduire et masquer leur nature anxiogène, mortifère, ces cimetières à ciel ouvert, logés dans des hangars, des bunkers (« de la dernière rafale » à la Caro & Jeunet, dorénavant de multiplexes en mode Le Corbusier, architecte aux sympathies notoirement totalitaires), se parent de musiques (d’ambiance), de défilés (les parades d’un Disney), de sucreries (apaisement du pop-corn). Qui ne succomberait, en vérité, à tous ces charmants mausolées, même en version paupérisée (le hard-discount), domestique (la VOD) ou itinérante (la fête foraine) ? Tel Pinocchio, les adultes s’y pressent, plutôt que leurs enfants, vaguement inquiets devant une telle étrangeté industrialisée, ritualisée, sécuritaire (gare aux gardiens de l’ordre et de la morale en cerbères assermentés, rarement souriants, censés impressionner les voleurs, les resquilleurs, les terroristes de province de leur seule présence). La peur et le plaisir alimentent au présent les cerveaux, les organes génitaux, les idéaux, pas uniquement écolos (la fin du monde cédée en héritage aux générations futures), principes essentiels face auxquels celui supposé de réalité se voit relégué à un accessoire de bazar, dégradé au rang de relique du réel, dans une ère de suprématie iconique, de temps instantané, de numérisation des relations et des émotions, de métamorphose(s) physique(s) et psychique(s) permise(s) par la biochimie et la diffusion démocratique des prothèses (actuelle mythologie du « transhumanisme », à faire se pâmer un Mengele). Les mannequins, tellement sereins dans leur panoplie en plastique, se rendent à ces temples comme autrefois les croyants à la messe (les musulmans persistent à faire un semblant de résistance. Pour combien de temps ?).

L’économie de marché n’apparaît plus en option, en choix, elle s’impose partout, à tout le monde, dans le monde entier, au cinéma, au parc attractif, à l’hypermarché. Il faut se divertir afin d’oublier pendant une séance, un tour de manège, une course (à pied ou via le drive) aux « commissions », la terreur intime logée dans le repli des vies à l’instar d’un cancer endormi, d’un SIDA qui se tient coi, d’une mortalité reportée dans sa patience angélique et diabolique. La couleur, la saveur, la jeunesse serviront d’hôtesses irrésistibles. Peu importeront les avertissements, les satires, les sarcasmes, les allégories, les incendies des Lumière, les ménagères définitivement apprivoisées, robotisées, de Stepford, les zombies « marxistes » de Romero, la grande roue (du destin, de « l’éternel retour » indien ou nietzschéen, de la déréliction du consul de Malcolm Lowry enterré Au-dessous du volcan) d’Orson Welles dans le clair-obscur de Vienne : longtemps les foules, sentimentales et létales, « aliénées », hébétées, reconnaissantes, ardentes, se presseront devant les grilles (écho carcéral), les baies vitrées (parfois brisées par quelques cagoulés altermondialistes, saccage de « sales gosses » de riches, de petits bourgeois en plein complexe d’Œdipe), les devantures plus attirantes que le sexe en vitrine à Amsterdam, empire néerlandais de la tristesse légalisée, rémunérée. Anywhere out of the world, réclamait naguère un Baudelaire, et la salle de ciné, le grand marché, les nouvelles attractions (pas leur « montage » selon Eisenstein, certes) convient à cela, l’offrent en permanence, avec une vaillance forçant le respect ou l’addiction, accessoirement la gêne et le dégoût. « L’impératif catégorique » de la joie, de l’impossible pénurie, du film qui saura redonner l’envie de vivre, feel good movie à consommer sur place ou à emporter chez soi, merci au mille moyens de visionnage (ubiquité 2.0, cosmopolitisme mis à jour et en demeure de proposer un identique menu scopique sur tous les continents), finit, in fine, par peser.

Une entêtante intuition saisit en douceur le quidam, l’innocent, le blasé, le prophète (de malheur), le noceur cynique, l’adepte de la « normalité », le « travailleur pauvre », le préfet parisien fraudant le fisc, l’épouse du candidat droitiste empêtrée dans ses emplois fictifs (simulacre à la Baudrillard mâtiné de capitalisme de classe). Et si tout ceci, finalement, ne visait qu’à rassurer, à conjurer l’épouvante (de la « crise », du chômage, des attentats, de la maladie, de la perte programmée des proches, des amours, des amitiés, du déclin des admirations et des organismes) prégnante, permanente, latente ? Il suffirait de très peu pour que le film ne saute, que la carte mémoire ou la clé USB ne s’enraient, que le wagonnet ne tombe à la renverse, emporté dans son élan vers antan, que les bactéries ne viennent contaminer le contenu de l’assiette, repas mortuaire et surréaliste entre L’Aile ou la Cuisse (1976) de Louis de Funès et le poulet funeste de David Lynch dans le délectable Eraserhead (1977). Tout ceci, ce doute-effarement, surgit assez superbement au tout dernier plan du clip de l’aimable Katy Perry (signé Mathew Cullen, un comparse de Guillermo del Toro), dont on recommande d’écouter (de lire) attentivement les paroles (co-écrites par Sia) et de savoir décrypter la parabole. Dans son imperméable de sex doll (à Cherbourg, mon amour, ouvre ton parapluie bi, cernée de marins à court de carburant), derrière ses lunettes de 3D, dans la proximité d’un ange noir immaculé (le petit-fils de Bob Marley), la talentueuse chanteuse (adoubée par le brillant Brian Wilson), plus douée que le John Landis du Flic de Beverly Hills  3 (1994, chasse à l’homme parmi les chenilles et les « pommes d’amour »), moins cinéphile que Michael Crichton (Mondwest, 1973), moins dérangeante qu’Arnaud des Pallières (le domaine de Mickey « perversement » revisité dans Disneyland, mon vieux pays natal, 2002), se rend à Oblivia, rime féminine et vintage du (professeur) Brian O’Blivion de Vidéodrome (1983).


Oublier, en effet, tourner dans un cercle mobile en mammifère prolétaire ou hamster décérébré, « s’envoyer en l’air » une poignée de minutes, attention à ne pas perdre sa perruque peroxydée, Blanche-Neige sirkienne (ou Belle au bois dormant réveillée) à la chevelure rosée, à la rose piquante, décrire l’Amérique, une certaine Amérique, en exercice brechtien de réflexivité à plusieurs niveaux et couches, sans se départir de l’énergie, de l’humour, de la « douce folie » (et de l’implicite mélancolie) caractéristiques de l’univers de la star : Chained to the Rhythm parvient à ce modeste miracle, à ce prodige pop (les mecs de Depeche Mode ne déméritent pas, avec leur grimage de Marx et leur question sur la présence de la Révolution en noir et blanc à la Leni Riefenstahl) et s’achève, sidérant, sur le regard caméra d’une Katy sidérée, par ses péripéties, par son pays, par son nouveau président (elle soutint la piètre mère Clinton, on lui pardonne), par son art mineur et majeur, lavage de cerveau et dessillement dansant, par celui ou celle qui l’avise de l’autre côté de l’écran. Fin de la comédie, éparpillement des paillettes, maquillage assombri, découverte du vide fondateur : maintenant, ma chérie, dans le sillage d’un Lucio Fulci (nous empruntons et traduisons le beau titre original de L’Au-delà en intitulé de cet article), tu vivras dans la terreur, et nous aussi, au miroir de la modernité hantée, électronique, métaphorique, ici et là résident ta grandeur de superficialité, ta noirceur colorée. À moins que les « enchaînés » dont tu parles, ceux de Metropolis plutôt que de Hitch, décident enfin d’en finir avec leur asservissement divertissant, désertent les cinémas, les supermarchés et les parcs d’attractions, pour conquérir une illusoire, provisoire liberté, même désenchantée.  


Commentaires

  1. Trois caractéristique du siècle précédent : le camp d'extermination, la bombe atomique par deux fois larguée sur le peuple Japonais, l'informatique....
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2021/01/dans-la-langue-de-personne.html
    "Nous sommes des analphabètes de l'angoisse" Günther Anders.
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2016/07/lobsolescence-de-lhomme-par.html?showComment=1510814444803

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