4 h 44 : Dernier jour sur Terre : Une journée particulière


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Abel Ferrara.


Why does the sun go on shining
Why does the sea rush to shore
Don’t they know it's the end of the world
Cause you don’t love me any more

Why do the birds go on singing
Why do the stars glow above
Don’t they know it's the end of the world
It ended when I lost your love

Julie London, The End of the World

L'homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.

Pascal, Pensées

La bande-annonce inquiétait ; le métrage confirme ce mauvais présage : voici une œuvrette assez abjecte dans son autarcie, dans sa misanthropie, dans sa philosophie morale pour élèves de classe de terminale générale (les futurs prolétaires de l’enseignement professionnel français, comme chacun sait, se voient dispensés de penser, de réfléchir, des fois qu’il leur viendrait la mauvaise idée de remettre en cause la société, de raisonner par eux-mêmes, ce que, de toute façon, le boulot ne leur laissera pas le temps ni l’énergie de faire, Monsieur Macron et tous les autres innombrables petits cons de son espèce, méprisants, méprisables, « mis en examen » ou non, de partout et de nulle part, peuvent dormir tranquilles). À New York, DSK (ou Depardieu) peut bien vouloir jouer au docteur non conventionné par le « politiquement correct » et les « chiennes de garde » féministes avec une domestique black, le couple de « bobos » (prénommés Cisco & Skye, au secours !) attend sagement l’Apocalypse enfin arrivée, alléluia, dans leur loft confortable, avec spacieuse terrasse sur les toits incluse. Dedans, le monde médiatique se déverse en permanence, flux têtu sur tous les formats d’écrans de l’épuisante, technologique et ressassée modernité (aliénation, damnation, passivité, ubiquité, bla-bla-bla).


Dehors, des silhouettes se jettent dans le vide, en répétition du 11-Septembre, errent dans les rues nocturnes, se réunissent entre amis autour d’une assiette de coke. Willem Dafoe, toujours reptilien et finalement serein, sa queue (de « roi lézard » détrôné, dépressif, en rage contre l’humanité, contre les « experts », contre son salaud de proprio qui osa augmenter le loyer, vous vous rendez compte) glissée au chaud dans le sexe épilé de la jeunette Shanyn Leigh (compagne du cinéaste à la ville, imposture de luxure, un faux air boudeur de Kirsten Dunst, totalement transparente, constamment désolante), matrice mortelle et meilleur endroit pour assister à l’ultime son et lumière de l’univers (terrestre, croûte et goutte d’eau négligeable dans l’immensité cosmique du pari pascalien), incarne un alter ego du maître moins méta que le Matty-Matthew Modine du ténébreux Blackout, naufrage de fin de règne « dans les règles » (réflexives), dans le sillage du somptueux « chant du cygne » familial et mafieux de Nos funérailles (Christmas ne valait, ne vaut que pour Drea de Matteo, belle actrice énergique recroisée à la TV en femme au foyer désespérée ou ce lundi au côté de « JLo » en ripoux glamour pour Shades of Blue, variation anodine autour du mémorable Un flic dans la mafia).


Le résumé l’identifie en acteur, pourtant seule une conversation téléphonique avec un locuteur de Beverly Hills corroborerait la piste professionnelle. En réalité, en vérité, le Cisco glandouille, flanqué de son artiste peintre occupée tout au long du très long métrage de quatre-vingt-deux minutes à peindre au sol, Pollock « au petit pied », Pollock « du pauvre », un putain de serpent symbolique auquel Joseph Campbell, le mentor officiel de George Lucas, vient apporter sa caution et ses explications syncrétiques, cycliques, circulaires, forcément (près de sa « bête », la « belle » se change souvent, ne se lave jamais, à quoi bon, ducon ?). Des ouvriers, des friqués, des truands, des prêtres, des anonymes, des quidams ? Dame, vous n’y pensez pas : Ferrara choisit d’élire pour sa dernière nuit sur Terre (un salut à Jim Jarmusch) un tandem médiocre, imbuvable, inintéressant au possible. Franchement, leurs ébats de bonobos « au bout du rouleau », leurs émois « d’adulescente » et de sexa peu sexy, leurs effrois de pantins arty, on s’en contrefout à fond, on s’en « tamponne le coquillard » hier soir et le surlendemain, autant que (du) le livreur vietnamien reparti les poches pleines, inutilement, drolatiquement, après un petit détour par Skype et un bisou au capot du PC à la Pomme (« placement de produit » jusqu’à la fin, consumérisme d’extrême-onction, sarcasme de complicité) du « visionnaire » Steve Jobs (et pourquoi pas Bill Gates, avec son fric offert de bonne conscience, en philanthrope émérite ? Que tous ces beaux messieurs gardent leurs gadgets infects et leurs liasses dégueulasses, qu’ils laissent les gueux, les « sans-dents », les absents de cinéma crever en paix, s’il vous plaît).


4 h 44 : Dernier jour sur Terre s’inscrit dans un sous-genre catastrophique (double sens) désormais, de Kubrick à von Trier, du zénith au nadir, bien balisé (on peut penser à un segment tardif, tout sauf nécessaire, de la « collection » d’ARTE 2000 vu par…, notamment au pareillement longuet Last Night de Don McKellar), s’enferme dans un huis clos de peaux, d’échanges verbaux, maladroite et scolaire manière de recycler Le Dernier Tango à Paris ou Intimité – hélas, il échoue sur les deux tableaux (peints en noir, connard, rappelle-toi donc les Rolling Stones), et Ferrara semble subir avant l’heure les « dommages irréversibles », les « dégâts collatéraux » du célèbre « trou dans la couche d’ozone », gimmick apocalyptique du film, encore moins étoffé que le principe « scientifique », irradié, de la résurrection des macchabées dans La Nuit des morts-vivants de Romero. Abel, intronisé par lui-même prophète anachorète, corbeau sans Poe, cassandre entre la salle de bains et l’atelier, se fiche de justifier les prolégomènes de son Armageddon de poche, tout dévoué à son ivresse par procuration de la « table rase » définitive, du hors-champ généralisé, de l’extinction des écrans miniatures, des caméras mondialisées, des périphéries débordées, occupées à prier, à expliquer, à pontifier. « Qui sème le vent récolte la tempête », dit-on, et notre Jérémie de Monoprix reçut sans surprise les hommages d’une part de la critique française (mais qui continue à perdre son temps précieux à la lire?), volontairement, volontiers aveuglée par la patine de la mise en abyme, alors que Diary of the Dead et Redacted retravaillaient auparavant tous ces enjeux avec un regard idoine, radical, fiévreux et prodigieux. « Le changement, c’est maintenant », osa le plaisantin président (de quoi ? De qui ? Quand, comment ?) tellement épris de « normalité », jusque dans son lit « adultère » (« ménage à trois », « à la bonne franquette » franchouillarde, à la Feydeau bas de niveau), et le diptyque de Romero et De Palma montrait cela, faisait éprouver avec les moyens du temps la métamorphose en direct du monde occidental, y compris délocalisé à l’Orient, en Enfer tribal, atomisé, banal, banalisé, comme le mal (ah, Hannah, si tu savais) au quotidien, enregistré en continu dans le continuum rétinien.


Rien de tout ceci, ici, pas l’once d’une réflexion originale, vraiment personnelle, inspirée, incarnée, sur les images, sur l’art, sur la vie à deux (ou son impossibilité bergmanienne, allez), sur la transcendance et l’immanence, sur la corporalité abouchée à la spiritualité. Il ne suffit pas de filmer des mamelons durcis à contre-jour pour sonder le désir, ni une statue de Jésus en contre-plongée pour capturer une seconde du mystère du sacré (de sa folie). Ferrara, qu’il le sache ou pas, rejoint la « morale du ressentiment » (Nietzsche, natürlich) des religions, leur haine congénitale pour le corps, pour l’esprit, pour la beauté, pour la sauvagerie du territoire honni des pécheurs, des profanes, des pauvres gens et âmes. Les VRP de l’au-delà, avec croix ou djellaba, mantra ou nuages de new age, nous serinent depuis des siècles à propos des vertus du néant, du sacrifice, du dépassement de soi dans le dénuement libérateur d’ici-bas, et ce discours stérile, morose, mortifère, fondamentalement fasciste, trouve en 4 h 44 : Dernier jour sur Terre une chambre, noire ou verte, de réalisateur ou d’embaumeur (double casquette de croque-mort de Truffaut), d’écho, un lieu d’émission désagréable, complaisant, aussi rassis que les guignols prêchant leur logorrhée dans les allées de Central Park, juchés sur leurs piteux podiums de « liberté d’expression » et de sacro-saint (ou malsain) « Premier Amendement » (de dément en mode Trump). Le bon Abel ne se contente pas de ne rien dire, il tient à tout prix à nous dire, textuellement, dans les dernières répliques, tout le bien qu’il faut penser de l’amour, de la famille, de la sagesse, du sevrage, du mariage, de la paternité, de la responsabilité.


Le discours anti-drogue, par exemple, ne « manque pas de sel » (ou de poudre) de la part de l’auteur de Bad Lieutenant ou de The Addiction et rappelle la pire hypocrisie prophylactique, cynique, des années Reagan, quand les séries télévisées pour ados du monde entier, style Sauvés par le gong, se terminaient par un bien-pensant « Non à la drogue » voulu pédagogique (Tony Montana se marre, on l’imite). Appréciez (ou pas) l’ironie : dorénavant pénétré de préceptes bouddhiques, « illuminé » (nettoyé de l’intérieur, aussi clean que la Maggie Cheung d’Olivier Assayas) par un lama pas fada, l’artiste autrefois classé sulfureux (tant mieux, tant pis) se réinvente en prosélyte saint-sulpicien, se « rachète une conduite » et nous impose une (dernière) leçon de choses, mes chers frères et sœurs de rancœur. Certes, son missel n’affiche pas le luxe de parvenu d’un Iñárritu (le gondolant The Revenant, avec son DiCaprio maso, écolo) ou la générosité mal placée d’un Richard Kelly (le superficiel Southland Tales, registre nécrologique collectif conservé, avec ingénu ethnocentrisme américain), il partage cependant avec eux un dégoût du réel, des hommes et des femmes en chair et en os, de leur « obscénité », de leur fragilité, de leur grandeur, de leur laideur et de leur noblesse, n’en déplaise à tous les « humanistes », en ligne ou non, dont ce puritanisme, ce fanatisme, cette intolérance doucereuse, forment le fonds de commerce nauséeux,  radieux, dans son souci d’autrui, de son amélioration, de son rachat sympa, « bio », light, admirablement totalitaire et à vomir dans sa condamnation implicite de toutes les marges, marginalités, individualités alternatives.


Les chasseurs, sortis de la nuit, du placard (homo) à la Charles Laughton, pullulent en plein jour, pharisiens mesquins avec « pignon sur rue », sur Internet, ils entendent nous apprendre, dans l’immunité d’une violence autorisée, institutionnalisée, symboliquement et concrètement, comment vivre, mourir, s’unir, aimer, procréer, consommer, voter, écrire, et Abel Ferrara, il nous déplaît très fortement de le constater-rédiger aujourd’hui, épouse leur cause de névrose, de psychose, de saccharose, rejoint leurs rangs déjà trop gros (John Merrick rêvait de dormir en homme « comme les autres », les outsiders, une fois « retournés » à la Philip K. Dick, se révèlent les meilleurs, ou les pires, suivant le point de vue, des zélateurs de l’insaisissable, émétique « normalité », bis), à des années-lumière de l’indépendance, de la solitude et de la liberté chèrement payées d’un Pasolini, et pas au hasard. In extremis, par pure « objectivité », il convient de saluer le travail remarquable du fidèle Ken Kelsch à la direction de la photographie (le pitoyable Go Go Tales, ersatz de Meurtre d’un bookmaker chinois, lui devait beaucoup), de l’inventif Neil Benezra au son (environnement immersif de menace et de tension citadines), de Ferrara himself dans ses cadres de Red au 1.85, car le transfuge sait encore, indéniablement, filmer, très loin de son image de marque « débraillée », avec une plénitude de composition souveraine (à ce compte-là, Leni Riefenstahl également ne manquait pas de talent, cela ne saurait la dédouaner des errances de la propagande).


Le problème tient à ce qu’il filme, à cette aurore boréale urbaine entre le souvenir des guerres du Golfe et l’ectoplasme « féministe » du Last Winter de Larry Fessenden, à ce fondu au blanc sur fond de litanie séraphique énoncée off par sa muse simplette prise en levrette, à ces ponctuels sommets de comique involontaire (le dialogue de Dafoe avec le Dalaï, ping-pong de oui et non au sujet de l’argent maléfique par nature ou usage, la bataille à trois, le mâle et ses deux femelles, la vraie, la virtuelle, version 2.0 de Jules et Jim), aux caméos à la con d’Anita Pallenberg (mère fumeuse, enfumée) et Paz de la Huerta (fille des rues au radar), au magma audiovisuel, pas un brin pasolinien, qui mélange et malaxe (pas à la Bashung) spots d’Amnesty International, feux d’artifice à Sydney, émeutes en Égypte vues par Al Jazeera, etc. (sur la bande-son, un air de Fats Domino, on échappa au duo Natasha St-Pier & Pascal Obispo sur un thème similaire, ouf), à cet air indien liminaire en clin d’œil paresseux au The End des Doors, à l’autel « parlant » du tout premier plan, au gourou au look YouTube, aux saynètes domestiques à la Fenêtre sur cour aperçues par Cisco en voyeur guère masturbateur, aux special thanks adressés à Al Gore, Nelson Mandela, voilà, voilà.


Alors, disons qu’il s’agit de notre BA du jour, pardonnons ce faux pas supplémentaire à l’auteur intense (apport important, répété, du scénariste Nicholas St-John) de Driller Killer, L’Ange de la vengeance, New York, deux heures du matin, China Girl, The King of New York, Snake Eyes (loué par nos soins) et même du mésestimé Body Snatchers, l’invasion continue, stimulantes odyssées de déréliction davantage que de rédemption. Nonobstant, ta camelote eschatologique, ton sermon de converti, ton film « de chambre » (à coucher, de préférence dehors), tu peux te les garder, cher Abel, éventuellement les enfoncer bien profond dans le fondement de cet opus inexistant, navrant. La fin du monde ? La fin de Ferrara, fuck.

Un malheur (de cinéma, par conséquent relatif, sinon dérisoire) n’arrivant jamais seul non plus, le lecteur pourra se reporter à une notule consacrée à Un homme de trop (un film, surtout) du (souvent) consternant Costa-Gavras, maté yesterday en éprouvant « double programme ». Et l’on s’en va de ce pas allumer, en bon athée, un cierge de cinéphile dans une cathédrale de province, afin de voir enfin, ce soir ou demain, du « vrai cinéma », Dies irae ou exelcis Deo facultatifs en sus. 

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