Babel : Décalage(s) du doublage
La voix humaine (ah, la Magnani de Cocteau ou Rossellini, sirène sincère-étrangère,
technologique, « pendue au bout du fil » comme d’autres à la corde),
n’en finit pas de nous égarer, de nous faire nous retrouver.
Au cinéma, le corps se dissocie de la
voix. Doublez-moi ce soir, Marilyn, Richard, ou rendez-moi ma voix à moi, caro
regista, se lamente l’actrice italienne avant la généralisation du « son
direct » dans les années 90. Off
(ou sa variante, voice-over persistant
et polymorphe du « récitant » russe), elle « surplombe » l’histoire,
locutrice transgenre aux frontières du divin ou d’outre-tombe, comme dans Boulevard
du crépuscule ; in, à
l’intérieur du plan, voire à distance dans la perspective, elle donne voix et
donc corps à « l’intériorité » de personnages muets ou les rapproche
de manière purement sonore. Welles disparaît de l’image qui détaille, machines
à l’appui, les différents postes de la production d’un métrage, et s’y inscrit
par son velours vocal, amical, identitaire à la Jupiter (La Splendeur des Amberson).
Quand le X hexagonal « à scénario » ou en vidéo venu des USA se
doublait naguère, le drolatique Gérard Hernandez, pas encore en ménage pour M6,
livra d’hilarants (ou désolants, suivant l’humeur du moment) exercices de
vocalises accentuées, supposées exotiques, tandis que la voix française d’une
Ashlyn Gere (mettons Two Women) soulignait l’engagement physique
et langagier de la performeuse étasunienne reconvertie en agent immobilier, similaire
profession d’illusion (cynique) et de charme (domestique). Dans Mulholland
Drive, un type méphistophélique réclame le silence à la Godard (Lana
Del Rey se moquait astucieusement d’elle-même en H&M, via son play-back révélé, avorté, pour la reprise de Blue
Velvet) et dans Berberian Sound Studio, des
doubleuses hurlantes (pas vichystes ni grévistes), flanquées d’aliments de
cuisine, s’échinent à rendre en mode sensoriel les délices SM de la sorcellerie seventies transalpine. Brian De Palma,
jamais en reste dès lors que l’on parle de cinéma méta, construisit son Blow
Out autour d’un cri (de série B horrifique) parfait, d’un pneu éclaté
(paranoïa politique), d’un étranglement orgasmique ravalé (Frenzy, oui, non, pulsions
de Noé), d’un appel au secours dédoublé (réflexivité du mélodrame mis à jour
dans la vulgarité contemporaine), inaccessible et au creux de l’oreille du
preneur de son tatillon, condamné à réécouter pour l’éternité la preuve
dérisoire et déchirante de son hubris
complice.
Précédemment, Stanley Donen (ou Gene Kelly) démontrait les coulisses de l’avènement du parlant dans Chantons sous la pluie (comprendre,
démontait le mythe de l’adéquation a priori, acceptée par le
spectateur-auditeur, du couple ravi, désuni, corps/voix). En réalité un art audiovisuel, truisme déséquilibré, le
cinéma agit à l’instar d’une bombe à fragmentation : il émiette (il « éparpille
façon puzzle », rajouterait
Audiard, qui dialogua la joute verbale « au rasoir », pleine de
non-dits tendus, de Garde à vue longtemps après les mémorables palabres des Tontons
flingueurs de Lautner) un millier d’éléments (du crime scopique, avec
ou de préférence sans Lars von Trier) et les réassemble « comme bon lui
semble », peu importe la vraisemblance (des conventions), le pacte
acoustique avec le public, les lois de la phénoménologie hors de l’écran, dans
une « vraie vie » virussée à la Ulysse de Joyce ou à la Bible selon
Pasolini, magma de signes, de sons, de
sensations, d’émotions, de citations, de couches de sens et d’absurdité, de
sacré et de trivialité, de tendresse et de violence – notre réel à presque tous
en cette modernité désenchantée, du nouveau et si vieux millénaire. Rien
n’existe au cinéma, ni le corps ni la voix, ni le sang ni le sperme, ni toi ni
moi. Rien n’apparaît, ne transparaissent seulement que des spectres plus ou
moins charmants, charriés par un faisceau de lumière sur un écran désespérément
et merveilleusement blanc, terrain vague (à l’âme), vierge (d’expérimentation)
et terra incognita (souvent ressassée, hélas) bombardés en continu et
soutenus par un truc de fête foraine oculaire davantage qu’occulte, la persistance
rétinienne pérenne. Or, les fantômes cherchent à communiquer avec les vivants,
à s’immiscer, en douceur ou avec rage (un poltergeist veut se faire remarquer,
il fait par conséquent du bruit, littéralement), dans le présent, de la diégèse
et de l’univers au-delà (Babel optionnelle, sélective, du DVD, du BR).
Ainsi, le cinéma muet n’attendait
point la parole, qu’il possédait déjà, cartons cosmopolites aux graphies
explicites, mais il espérait le son, tous les possibles expressifs permis par
le son, largement irréductibles à un argument commercial ou une trouvaille d’épicier
du « septième art » financier. Une image vaut mieux que des mots,
dit-on, et un son transfigure une image, l’oriente (avec paresse, tant pis) ou
nous désoriente, tant mieux. L’acteur de cinéma, culturellement dépourvu de sa
voix (en France, en Italie, à Hong Kong, cantonais versus mandarin, pas aux États-Unis, pays patchwork rétif au doublage, à peine épris de sous-titrage ou
d’idiomes de « minorités »), acquiert une seconde identité sonore
contre son gré, sinon ses traits (les voix
françaises de Kirk Douglas et Clint Eastwood, Roger Rudel et Jean-Claude Michel, longtemps parurent plus
gouailleuses ou rocailleuses que les originelles). La caméra et le micro
n’enregistrent pas une réalité, même dans le plus « réaliste » des
films (Renoir, adepte de véracité, honnissait logiquement ce tripatouillage) – documentaire
revendiqué objectif, hardcore
artificiel ou snuff movie de « légende urbaine »
–, ils prélèvent un échantillon (un sample,
dans le lexique musico-maniériste) par nature dédoublé, corps et voix, deux
registres expressifs très différents réunis dans le même espace-temps de
présence, de profération, pour se livrer ensuite à une série quasiment infinie
de variations, d’associations, de permutations (effusions de la
postsynchronisation). VA, VO, VOST, VF, VM, VQ, tous ces sigles brefs et
cabalistiques (utilisés après l’enterrement des coûteuses et obsolètes versions
nationales des années 30) paraphent l’algèbre du détournement, du dépassement
(une voiture en « double » une autre, c’est-à-dire qu’elle comprime
au carré un continuum spatial et
temporel par définition redéfini par la mécanique des quatre roues et, plus
abstraitement, par sa sœur quantique, science poétique de l’importance du point
de vue), du doublage en dédoublements et doublures (impostures aussi, puisque
l’on peut faire dire n’importe quoi aux « victimes » muettes, cf. l’ire
d’un Fellini outré par certaines transpositions, jugées maladroites ou
grossières, dans la langue de Racine, de Molière).
Filmée, écoutée, « colonisée »
(Marie Bell, grande joueuse, « envahie » vocalement par Claude Marcy
chez Feyder), scindée (Ángela Molina, doublée par Florence Giorgetti, alterne
avec Carole Bouquet pour le sombre désir réifié de Buñuel), « chantée »
(Marni Dixon, belle voix de Natalie Wood à New York, d’Audrey Hepburn à Londres,
Danielle Licari et Anne Germain, alter
ego de Catherine Deneuve au triste et
gai royaume « en-chanté » de Jacques Demy sis à Cherbourg, Rochefort,
Chambord, avec refus d’être « figurante » à Nantes, ergo illico
remplacée par Dominique Sanda + Florence Davies), l’actrice devient une chimère
délicieuse et monstrueuse, une créature de murmures, de séductions
« impures », orales, silencieuses, de puissances labiales et de règne
des phonèmes. La fameuse fonction phatique des linguistes et des publicitaires
s’y donne à entendre à chaque seconde, à côté du contenu, du « message »,
de l’instrumentalisation narrative, dramaturgique du discours. Un film montre (ou
suggère) toujours plus que ce qu’il veut (sait) bien laisser voir, et
pareillement il suscite un paysage phonique bien plus étendu, profond,
complexe, que des didascalies verbalisées, du brouhaha informatif. Musical et
poétique, même muet (on renvoie vers la « symphonie de l’horreur » du
roman de Stoker re(l)vu et corrigé illégalement par Murnau avec son Nosferatu à
lui), le cinéma s’avère avant tout un jeu rythmique, un alliage de formes, de
figures, d’abstractions, un train électrique et fantôme lancé dans la nuit et
le jour de la rétine subjective, avide. L’intimité bouleversante d’une voix s’y
perçoit comme à aucun moment auparavant, désormais (opéra, disque, musique
numérisée), car liée-isolée au/du corps qui l’émet, qu’elle traverse en flux
libre et déterminé privé de propriétaire avéré. Au cinéma, le corps devient un
phare sonore dont l’obscurité d’émission, de transmission, de réception problématique
(qui parle, qui écoute, comment le signal advient, se déploie ?) nous
éclaire sur tous les mystères d’une caractéristique attribuée à l’ontologie de
l’espèce (de récents travaux ou recherches spécialisés remettent en cause cela,
nos « cousins » simiesques dotés d’une « parole » pas si
lointaine, malgré une position peu pratique du larynx ou une question de cordes vocales entravées, allez savoir).
Finalement, tout se passe comme
durant la lecture, de cet article ou de n’importe quoi d’autre : j’écris
avec mes mots (qui appartiennent in fine,
en dépit de leur individualité, à une « tribu » mallarméenne facilement
identifiable), j’entends leur « musique » (ou leur modeste
musicalité) à l’instar d’un compositeur sourd (Beethoven, disons, et je ne « gueule »
pas mes phrases pour évaluer leur impact d’écho tel Flaubert, certes) puis vous
les écoutez, les prononcez en esprit (le déchiffrement silencieux, héritage de
monastère médiéval, au détriment du partage et de la sensualité actée de
l’oral) avec votre voix, doublage banal, quotidien, invisible à force
d’évidence. Émerge alors une persona
émancipée de la matière intellectuelle, du code des idées, transformée en
matériau sonore et imaginaire (une représentation de l’auteur, « tierce
personne » en greffon de la rencontre désincarnée). Hors de la salle de
projection, de l’instant prolongé du visionnage, avec ou sans casque, du
programme polyglotte destiné à la « jeunesse » (mutisme de la minote
du Gans gamer), se déroule un second
film en filigrane, du storytelling en
permanence, au téléphone, de visu, au
lit (body language, pas que, body
double de blue movie), sur une
tombe (spécialité fordienne). Nous doublons nos vies avec nos langues, nous
nous doublons (trahisons anecdotiques ou blessantes), nous cousons sur l’étoffe
existentielle de nos rêves (un salut à Bill le British) une doublure d’armure, de soie, de masque et de cinéma.
Réfléchir le temps d’un page ou deux au doublage revient, nulle surprise véritable,
à s’interroger sur l’essence insaisissable, sur la métamorphose permanente,
épuisante, vivifiante, d’un long métrage plus ou moins brutalement écourté,
monté cut, d’un assemblage in vivo de réalités audiovisuelles au réalisateur
(à la réalisatrice) multiple et unique : nous-même(s).
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