Southland Tales : La Petite Apocalypse
En vérité voici la fin, à la croisée de tous les destins.
And I find it
kinda funny
I find it
kinda sad
The dreams in
which I’m dying
Are the best
I’ve ever had
I find it
hard to tell you
I find it
hard to take
When people
run in circles
It’s a very
very mad world mad world
Tears for Fears, Mad World
Pourquoi consacrer environ cinq
heures de sa courte vie (2 x 2 h 20 + quinze minutes de suppléments, extraits
d’un entretien et de la conférence de presse au Festival de Cannes) à un tel (agréable)
ratage ? Par professionnalisme d’amateur, cinéphilie masochiste, oisiveté
dominicale ? En souvenir du lapin freudien de Donnie Darko
(« culte » assez surfait), du recommandable The Box (beau rôle pour
la convaincante Cameron Diaz) ? Parce que Richard Kelly, sorti de USC, responsable
du script du redoutable Domino
de Tony Scott, admirateur de la baudruche Brazil, au physique de surfeur,
bénéficie ici d’un statut d’auteur (on ne les compte plus), forcément en marge
du « système » hollywoodien, que Southland Tales, dans le contexte
trumpesque contemporain, s’auréole de sa lucidité de cassandre drolatique, se
réévalue en prophétie disons sous LSD (ou « fluide karma ») ? À
ce compte-là de myopie intellectuelle, autant prendre Haneke pour un moraliste (de
la violence, de sa représentation), Malick pour un philosophe (doublé d’un
poète panthéiste de l’espace américain), Tarantino pour un historien (de la
Seconde Guerre mondiale, des malheurs du « peuple noir ») ou von
Trier pour un métaphysicien (et un peintre de la psyché féminine culturellement
tourmentée, sinon « hystérique » ou « nymphomane ») – et
puis quoi, encore ? Certes, l’auteur se démarque de ses aînés (il admire Pulp
Fiction et probablement le travail choral d’un Robert Altman, vieille
gloire discutable du Nouvel Hollywood) car il ne donne pas de leçons, il ne
contemple rien, il ne se soucie pas du passé (ni de faire des « bons mots »
ou de filmer en fétichiste des pieds nus de femme) et moins encore de
transcendance ou de sexualité (un comble pour un opus aussi eschatologique et pourvu d’une ex-star du X, scénariste télépathe reconvertie en égérie de la
télé-réalité, suivie-précédée au steadicam).
Kelly filme sa fable tronquée (trois « romans
graphiques » l’explicitent, aimablement résumés par l’intéressé dans son
commentaire audio, commis avant le sacre de Barack Obama en 2008, aux allures de paraphrase illustrative, à la Friedkin
revoyant pour nous, en DVD, L’Exorciste lifté) avec un
classicisme impersonnel reposant en regard de la caméra portée de Melancholia,
mais ce qui s’élabora en « beau cauchemar » sous un double patronage
cinématographique et littéraire s’avère au final une nef des fous vite vide et
destinée (dès le départ) à disparaître, à l’instar du mégazeppelin du Baron
(de Münchhausen ?) explosé au bazooka en coda, métonymie et métaphore de
l’ensemble. Aldrich (celui de En quatrième vitesse, polar
nucléaire mis en abyme, flanqué de halètements hors-champ de blue movie, sa Jaguar vintage récupérée)
et Lynch (présence sonore, sur fond d’hymne national hispanisé, de bannière
étoilée derrière un volumineux décolleté, de Rebekah Del Rio, déjà dans Mulholland
Drive), Jean et son Jugement dernier halluciné (666 à la Damien
politicien de La Malédiction) et Philip K. Dick, un autre enfant de
Californie encore une fois réduit à la SF paranoïaque, à la came de la
contre-culture, aux errances de l’identité à l’intérieur du
« film-réalité » (William S. Burroughs) sur le point d’être
mondialisé ? On pense davantage, hélas, à Dune, la fresque (ou
l’indigeste « gloubi-boulga » épicé) esotérico-rococo de David pour Dino
(De Laurentiis), à un Short Cuts longuet, à un Magnolia
sans grenouilles ni scorpions wellesiens, et en matière de musique, le Dies irae de saison se voit remplacé par
Louis Armstrong, Beethoven, Muse et... Moby (mon Dieu, indeed).
Le principal problème de Southland
Tales, outre le moindre talent du réalisateur-conteur ? Arriver
trop tard (ou à proximité), plutôt que portraiturer-alerter trop tôt, et faire bien « pâle
figure » (tel le Cavalier apocalyptique réemployé par Eastwood en son
temps) après/face à Docteur Folamour, Los Angeles 2013, Diary
of the Dead et Redacted, quatre sommets quasiment
insurpassables d’humour noirissime, d’acuité adulte, de rage libertaire (alors
que Kelly se contente, paresseusement, de tirer sur l’ambulance républicaine),
de radicalité filmique (comparez si vous l’osez la scolaire doomsday interface du film avec le huis clos en clair-obscur de Kubrick,
l’ample et sereine anarchie de Carpenter, le vrai-faux reportage immersif de
Romero ou la mosaïque méta de De Palma), d’un cinéma qui se précipite (et
emporte) dans l’abîme du futur anticipé, conjugué (ou conjuré) au présent, quatuor d’électro-chocs et non de
patriotes (Kelly adore son pays et affirme sa fibre patriotique aux
journalistes cannois, ouf, voilà). Sous sa « complexité » revendiquée
– on arrive parfaitement à suivre, merci, on ne le reverra pas plusieurs fois,
contrairement à l’invite sympathique du cinéaste –, son originalité de surface
– accumulation de thèmes ressassés par la science-fiction, « faille
temporelle » incluse, et de thématiques actuelles, notamment celle des « énergies
renouvelables » – son vernis politique illico
craqué via la vacuité de sa ronde de
fantoches et de situations soumises à la loi inflexible de la narration – il faut
que le film, déjà long, en effet, dixit
le maître d’œuvre, avance, il convient de boucler la sacro-sainte narration « à
l’américaine », partie du point A, arrivée au point C en passant par le
point B, et tant pis si certains spectateurs inattentifs ou non familiers de
cet univers intertextuel (on épargne au lecteur l’amas de références,
d’influences, de correspondances, cache-misère d’une vraie réflexion singulière
et « en profondeur ») décrochent, s’endorment, trouvent tout cela
interminablement moche –, Southland Tales s’inscrit sagement
dans une lignée messianique à humanisme de lycée (d’université émancipée ou de
département cinéma à tendance new age), comme si la poignée de mains pacifiée
de Metropolis,
propre à désespérer les marxistes, néo ou non, rencontrait l’élection du
rebelle (nommé Neo) en carton, en mode Baudrillard, cuir et lunettes noirs, de Matrix.
Le catholicisme prégnant du métrage,
avec ses deux christs dédoublés, avec son séjour au désert, avec son épilogue destructeur, salvateur, à la
Sodome et Gomorrhe (point de sodomie ici, à peine un chaste baiser épié, filmé,
exploité, entre une Blanche et un Noir, symptomatique d’une nation de
juxtaposition « ethnique » où « l’interracial » renvoie
vers une « niche » du X à défaut de désigner une réalité banalisée),
avec son éloge in extremis du pardon,
de l’absolution, de la culpabilité vaincue, de la fraternité reconnaissante (le
Pilot Abilene défiguré de Justin Timberlake accueille cette fin du monde en
dansant, en se souvenant, narrateur-tireur), s’accompagne, on le voit, on le
lit, en sus d’un œcuménisme de tatouages, d’une misanthropie et d’un
puritanisme sous-jacents, évidents, en dépit des dénégations du « visionnaire »
alignant les care and compassion,
particulièrement dans son évocation du sort suicidaire de déréliction des
vétérans des guerres gagnées-perdues (pas seulement en Irak) de l’Oncle Sam
exécutant sa danse de mort sur un volcan océanique (une machine allemande à la
James Bond y convertit l’énergie marine terrestre en brume psychédélique et
létale, cause quantique et rotative du chaos urbain des dernières scènes,
stimulé par la diffusion en ligne d’un double meurtre enregistré en snuff à la Rodney King). Avec une
candeur arrogante, une ingénuité ethnocentrée, Richard Kelly ne semble pas
s’apercevoir que les États-Unis ne se limitent pas à Venice Beach, front de mer
à l’éternel été camusien autrefois arpenté par un certain Jim Morrison, pas
plus que les USA, « gendarmes du monde », ne sauraient le
cartographier totalement, globalement, surtout aujourd’hui, concurrencés par
l’Asie – leur « trois derniers jours », finalement, ne regardent
qu’eux, pauvres pantins manipulés-manipulateurs dans leur course vers l’ultime
feu d’artifice.
Southland Tales baigne ainsi dans un climat
d’autarcie, pas d’insurrection, et son patchwork
de couleurs de peaux, de patronymes plus ou moins cryptés, relève d’un
cosmopolitisme bien-pensant à la Benetton, il n’acte pas un vivre (ou
s’affronter) ensemble d’individualités (l’échec du film, par-delà des
difficultés de distribution, de réception, de profusion, de « confusion »,
tient aussi, en partie, à la « faillite des idéologies », à
l’empêchement des élans de masse, après Auschwitz et la Sibérie de Staline, le
nazisme et le communisme aussitôt remplacés par un consumérisme épuisant et un
individualisme épris de pathos ponctuel, unanimiste ou presque, aux lendemains
d’attentats itératifs, la guérilla terroriste persistante en corollaire
spéculaire, et progéniture logique, dans sa monstruosité médiatique, de
l’atomisation sociale, sa némésis à demeure ou à « l’étranger »,
concept géographique et catégorie du discours remis en cause par la
mondialisation commerciale, le flux d’informations transfrontières, orientées
ou non, le métissage entre de vaillantes populations sudistes, anciennement
colonisées, et des enclaves européennes vieillissantes, frileuses, apeurées). Tout
à sa fidélité topographique de la ville de Los Angeles, louable exactitude
touristique, Kelly mésestime ou passe carrément à côté de cette dimension
Nord/Sud, Est/Ouest, préoccupé à faire advenir l’effondrement d’une autre
dimension, la quatrième, dans une Amérique (liminaires home movies de gosses
texans) cacophonique et structurée, de célébration de l’Indépendance, de Troisième
Guerre mondiale, de pénurie énergétique, de complexe militaro-industriel privé,
étayé par le Patriot Act de George W. Bush, envahissant et surveillant tous les
écrans mabusiens disponibles, avant de les voir virussés par le propre sang versé
de leurs membres décimés.
Brièvement envisagé en moquerie
miroitée (à la SOB de Blake Edwards ?) puis nourri du 11-Septembre (dans
son imagerie catastrophique, collective, dans sa dialectique conflictuelle des « libertés
civiles » individuelles et de la sécurité nationale régie par une
administration étatique), tourné en trente jours pour dix-huit millions de
dollars, d’une durée de cent soixante minutes lors de sa projection (en
compétition) refroidissante à Cannes (puis raccourci après accord avec Sony en
échange du financement d’effets spéciaux rajoutés), inédit en salles en France
et en Australie, flop financier
avéré, majoritairement exécuté par la critique anglophone (palme du sarcasme
remise au Britannique Jason Solomons de The Observer, se demandant si Kelly « ever
met a human being »), chéri par réalisateur à la façon d’un enfant
incompris, dit-il, ou handicapé par sa trop prolixe générosité, Southland Tales échoue
dans son projet (ambitieux, poussiéreux) de proposer une dystopie foisonnante
et passionnante, il subit un sort similaire, en boomerang, à celui du Scarlet Diva d’Asia Argento, film
fondamentalement berlusconien qui se voulait un état des lieux vitriolé de
l’Italie du Cavaliere (au petit jeu sérieux de la satire, mieux vaut se risquer
au documentaire, afin d’éviter, qui sait, le narcissisme et la désincarnation).
Pourtant, on le vit jusqu’au bout et l’on en retira une poignée de sourires,
une réelle absence d’ennui, phénomène encore plus étrange que la mascarade
générale, ceci dû essentiellement à une distribution « de haute volée »
(en dirigeable, en trip d’addict), qui s’amuse, qui amuse, qui
émeut presque (archétype à deux sous de la putain amoureuse transformée en hardeuse
inquiète).
Citons avec plaisir les noms de Michele
Durrett en fan maniaque de la
gâchette, de Sarah Michelle Gellar, blonde ou brune, digne de Danse
avec les stars et tant pis pour Jules et Jim, de Bai Ling, liane
fatale doublement serpentine, de Mandy Moore, doublure de Britney Spears et fifille à son
papa obsédé par l’électorat, de Cheri Oteri, gauchiste en rollers, de Miranda Richardson, délicieux avatar aryen, orwellien (et
croqueuse compulsive de carottes) de Margaret Thatcher, de Zelda Rubinstein,
rescapée du Poltergeist de Tobe Hooper (pas de Spielberg, sorry) ; chez les messieurs, Dwayne
Johnson domine aisément (irrésistible TOC du Rock aux doigts agités) un
aréopage pas très sage allant de Sean William Scott, flic scindé, pas si
cinglé, à notre Christophe(r) Lambert reconverti en marchand de glaces et
trafiquant d’armes peu éploré par la mort de sa gamine grimée, en passant par
John Larroquette, conseiller de candidat atteint sous la table dans son
intimité masculine par une décharge méritée d’électricité « féministe »,
Jon Lovitz, teint en blond, flic raciste et crapuleux discrètement et
sauvagement amoureux de la pasionaria traîtresse, Lou Taylor Pucci en ange
exterminateur en apesanteur, Will Sasso en hébergeur doucement hilare devant
l’absurdité du tout, du détail de taille, ou Kevin Smith déguisé en Marx
d’opérette (+ un caméo aux toilettes d’Eli Roth lisant l’équivalent de notre Maison
& Jardin avant de succomber à un assaut policier).
Cinq heures dédiées à de la
sociologie personnalisée, à de la psychologie appliquée – comment un artiste
trentenaire voit son homeland, le
donne à voir à autrui, recouvert d’une multitude de filtres plus ou moins
pertinents, comment transmue-t-il son angoisse existentielle et sociale en
divertissement savant, ou vain, ou un peu des deux ? –, à une troupe sans
entourloupe, secondée d’un groupe de danseuses radieuses en blanc et rouge,
infirmières-pin-ups à la Marilyn ripolinées par le post-modernisme de la violence délocalisée, du regard caméra,
de la chorégraphie à rictus – cela en
valait vraiment la peine, cela ne faisait pas un peu trop ? Certes, sans
doute, même si l’on connut ou subit bien pire, et Richard Kelly, aiguillonné
par une moralité à trois personnages du grand Richard Matheson, sut son sauver
son âme de narrateur et de cinéaste avec l’attachant et modeste The
Box. Que nous réserve-t-il dans les années à venir, fin du monde ou
non ? L’avenir le dira, mais qu’il ne tarde pas trop à se remettre au
travail (trois titres en huit ans), histoire d’aller plus vite que l’Histoire,
celle de l’Amérique, de Donald T., du monde entier, faune de bourreaux, de
victimes, de cinéphiles, de spectateurs, d’amoureux, de belliqueux, de rêveurs,
de démineurs, de « types cool
qui ne suicident pas » (péché ecclésiastique suprême, nul ne l’ignore,
surtout pas les athées) ou de marâtres à la frères Grimm (visez-moi ces nains
malins) mariées au pouvoir, la drogue
dans la « vraie vie » et l’intitulé du scénario de Krysta
(Apocalypse) Now, tous réunis dans un American Nightmare climatisé,
ensoleillé, allégé, une danse macabre et joviale sur la ballade mélancolique de
Tears for Fears en réminiscence du rabbit
infernal et mental de Donnie Darko, OK,
KO.
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