Le Livre de la jungle : L’Enfant sauvage


Cinq paragraphes, cinq phrases, une heure quarante de visionnage, soixante-quinze années d’inaltérable vitalité – livre de contes et de comptes, donc.


Voici un très joli film placé sous le signe du lien : Mowgli (ex-Nathoo), Moïse de Mumbai, « petit d’homme » et little frog, unit les âges (l’enfance et l’adolescence), les espaces (le village et la forêt), les espèces (les animaux et les hommes), les gouvernances (pulsions versus civilisation), tandis que l’œuvre, dans le sillage enchanteur, émerveillé, du pareillement « collectif » Le Voleur de Bagdad (diptyque fantastique orientalo-britannique), destinée à la fois à un public puéril et adulte, tresse les registres (le conte et le documentaire), les techniques (grosses bestioles de réserve et marionnettes « grandeur nature », en effet), les textures (vérité du décor végétal du Lake Sherwood, au nord de Los Angeles, sur fond d’artificialité assumée des « peintures sur verre »), que les frères Korda, exilés anglais d’origine hongroise à Hollywood, pour raisons guerrières et financières, unissent les pays, tout ceci, bel entrelac basé sur une fausse dichotomie, rétif au moindre manichéisme (ou au rousseauisme condescendant, son corollaire), à l’anthropomorphisme sucré (et « raciste », s’interroge ou s’insurge un Arnaud Desplechin croyant, après d’autres, que Louis Armstrong double l’ours Baloo, alors qu’il se contenta de reprendre en 1968 sa chanson Il en faut peu pour être heureux) façon Disney, plus encore à l’impérialisme à la mode Kipling (« tu seras un homme, mon fils » dans les ruines des empires passés en présage à celui de Sa Majesté, promis à la décolonisation, à la scission en Inde et Pakistan actée en 1947, quatre ans après la sortie de l’opus), incarné dans le corps athlétique et délié, gracieux et courageux, de l’excellent Sabu, dix-sept ans, pont parfait, synthétique, entre tous les éléments opposés, contradictoires, dans la « vraie vie » ex-cornac cardiaque, hélas, d’où son décès prématuré, accessoirement pilote de chasse naturalisé US durant la Seconde Guerre mondiale et première star de plein droit de ce que l’on ne nommait pas encore, avec une pointe de mépris amusé, Bollywood (notons aussi sa participation au vénéneux Narcisse noir des Archers, variation conflictuelle et sexuelle de tout ce qui précède supra).   


Bien secondé par une équipe de talent(s) – Laurence Stallings, décoré de la Grande Guerre, familier de Vidor puis de Ford, au scénario (à l’adaptation) ; Lee Garmes, collaborateur régulier de Josef von Sternberg, avant d’éclairer Autant en emporte le vent et Lydia de Duvivier, à la direction de la photographie ; le compatriote Miklós Rózsa, déjà là sur Alerte aux Indes, Les Quatre Plumes blanches de Zoltan, Lady Hamilton du producteur Alexander, sans omettre Le Chevalier sans armure de Feyder, L’Espion noir de Powell, Lydia bis ou To Be or Not to Be de Lubitsch, à la musique (épique) ; Julia Heron (Les Hauts de Hurlevent, Correspondant 17 + un Oscar pour Spartacus) au Art Department (responsable des intérieurs), Vincent au production design et J. McMillan Johnson (spécialiste des effets spéciaux) & Jack Okey (« architecte » de cinéma) à la direction artistique ; le fidèle William Hornbeck (Elephant Boy de Flaherty/Zoltan, par exemple) au montage et, last but not least, l’inévitable Natalie Kalmus en Technicolor Color Director –, bien aidé par une distribution à l’unisson, Rosemary DeCamp (venue de la radio, tel Welles) en mère amnésique, Faith Brook (Soupçons) en étrangère attentive, Joseph Calleia (bientôt dans Pour qui sonne le glas) en conteur repentant aux allures « de Jean le Baptiste », Noble Johnson (chef de tribu pour King Kong) en Sikh d’escorte, Frank Puglia (découvert par Griffith) en prêtre très Vatican (liesse des richesses terrestres), John Qualen (Les Raisins de la colère, Casablanca) en barbier trucidé, « seconds rôles », disons, grimés en « indigènes » d’opérette selon la convention (pardonnable) de l’époque, flanqué d’André De Toth [sic], auparavant scénariste de Lydia, en second unit director, Zoltan Korda, classique, précis, impliqué, ne dilapide pas l’apport pécuniaire des United Artists associés à la société London Films de son frérot Alexandre et ne se contente pas de délivrer un beau « livre d’images » (malgré le livresque générique) inoffensif et passif, en prototype ou clone d’un Richard Thorpe (héraut de Tarzan, du prisonnier de Zenda, d’Ivanhoé, d’Elvis Presley).



Film de la réunion, à l’intérieur même du récit, puisqu’un orphelin (de père, de société), élevé par une meute lupine, retrouve sa génitrice, mais également film de la séparation, originelle et in fine consommée, la faute à un trio de rapaces aux faux airs de Rois mages tout droit sortis du Trésor de la Sierra Madre de John Huston, à un zeste d’illusoire sorcellerie emprunté aux punitions de l’Inquisition (bûcher préparé, dressé dans le temps accéléré d’une coupe de plan, d’abord un ciel bleu puis la nuit aussitôt, pendant une séance de fouettage dont s’inspira peut-être, sûrement, le Spielberg de Indiana Jones et le Temple maudit, similaire parabole référentielle d’hubris délirante et de maltraitance enfantine), Le Livre de la jungle, jusqu’alors comédie d’aventures assez légère, opère dans son dernier tiers un virage vers le drame, le combat victorieux, aquatique et rusé du grand gamin contre le tigre (du Bengale, nous souffle Lang, forcément) assassin de son papa naguère, le vénérable et impitoyable Shere Khan, en point de non-retour vers un désamour généralisé entre les forces narratives et antagonistes en présence : à partir de là, du second retour de Mowgli dans son village natal, bouvier au seuil de la puberté, orné de la dépouille du roi redouté à rayures, bête symétrique et symbolique célébrée par un William Blake, les choses s’accélèrent et ne peuvent qu’empirer, la jungle, quelque part au carrefour de la faune et la flore, du choc des cultures à la Lévi-Strauss (Tristes Tropiques) de King Kong et de Tarzan, l’homme-singe, cette fois dépourvue de l’explicite érotisme hétéro (Fay Wray, Maureen O’Sullivan) ou homosexuel (Johnny Weismuller, Aryen tyrolien) des deux épopées légendaires, finalement menacée dans son intégralité par un brasier de « fleurs rouges » (superbe trouvaille lexicale) sur le point de la dévaster, l’incendie géant, heureusement vite détourné par le vent vers les pyromanes pilleurs, envahisseurs et tueurs par plaisir (a contrario de la « loi naturelle » utilitaire), dans une réminiscence des flammes d’Atlanta brûlée par Selznick ou une prophétie de « l’Afrique intérieure » de Conrad cramée par Coppola sous acide démiurgique pour Apocalypse Now.


Le métrage pas si sage dévoile dès l’ouverture sa nature de moralité (ironie de la produire dans un pays où la réussite économique semble obstruer tous les autres horizons, a fortiori dans l’industrie des images animées, leur âme vendue depuis belle lurette aux formules, aux franchises, au plus petit dénominateur planétaire commun et à l’inflation obscène de budgets injectés dans une camelote costumée, auteuriste ou bien-pensante, cf. les derniers Oscars, qui « lavèrent plus noir » que d’habitude, proprement méprisante et méprisable), avec un aède du cru et un auditoire autour de lui, dispositif méta dont se souviendra le Carpenter de Fog, le narrateur, lui-même acteur de son témoignage, revenant à la fin afin de nous adresser en coda, en regard caméra (complice), s’il vous plaît, pressé d’interrogations autour de sa survie, du destin de Mowgli et de son bestiaire doué de parole (en bonne logique biblique, notez la référence un brin misogyne d’une réplique, les serpents, « embarcation » de fortune ou gardien du trésor, parlent, renseignent, avertissent ou interdisent, et la fille du vieillard autrefois avide, éveillée dans ses sens en fleurs par la présence du « fils prodigue » à la crinière de Méduse, ou de Victor Mature, en pagne écarlate, à la peau basanée, nouvelle Alice de Lewis en sari, tombe dans un trou à ciel ouvert sur un tas de pièces d’or, annonçant inconsciemment l’orgasme par procuration sur un lit de billets de la voleuse du Fatale de Manchette, reprenant la chute, ou la chasse, des amants de la Genèse dans le prolongement du Paradis perdu, résumé de l’argument, les villageois épris de rêves de constructions somptueuses et somptuaires venus souiller la virginité de sanctuaire sacré de la végétation antédiluvienne, malgré la leçon in situ de la cité perdue peuplée de singes sarcastiques), un « Ceci est une autre histoire » à la Conan le Barbare (l’impressionnant python évoque itou la bestialité littérale de Thulsa Doom, of course). 


Jamais abêtissant, toujours plaisant, souvent surprenant, ce Livre de la jungle-ci (que vaut la version de Jon Favreau, l’auteur inspiré de Cowboys & Envahisseurs ?), à l’élégance et à l’humour very British, abonde en petites pépites, en rubis de « pur » cinéma, qui paraphent sa dimension d’expérience sensorielle, comme les cris divers des « compagnons à quatre pattes » faisant fuir le vautour bipède, comme « l’enfant-loup » pris pour son amie la panthère noire (qui dit Manimal ?) après un évanouissement, comme la proximité gentiment incestueuse de Messua, aimable veuve aimée en secret par son serviteur dévoué jusqu’au sacrifice accepté, conjuré, avec Mowgli, ce jeune sauvageon tendre et revanchard, candide et vengeur, que « chaque mère aimerait avoir pour fils » (ou dans son lit tabou en bambou ?), comme la cruauté hors-champ ou presque des pantins cupides, occis dans leur sommeil à coup de dague diamantée ou par un crocodile insubmersible valant bien son cousin australien taquiné par Paul Hogan et surtout la solaire Linda Kozlowski, comme ce reflet d’un assassinat dans le dos sur l’eau pas encore rougie du sang devenu fou, contaminé par la fièvre de l’or, des pierreries, comme l’île féminine du dernier refuge à la Noé, comme cet bref travelling ascensionnel sur le héros montant sur un surplomb, ou sa rime panoramique sur la grande nécropole aux statues effondrées, renversées à la Saddam Hussein dans un panorama à l’exotisme funèbre (matez-moi ce socle de crânes dans la caverne d’Ali Baba sans Fernandel ni Jacques Becker), comme une « douche dorée » (pas celle, de « niche », de l’urologie classée X, certes) « sonnante et trébuchante » ; serti dans une édition appréciable (restauration plutôt satisfaisante du National Film Archive) de Canal+ Vidéo (module pour les « 6-8 ans » pédagogique et ludique), Le Livre de la jungle de Zoltan Korda, réussite avérée, fable lucide sur la sauvagerie humaine pérenne, ravit « l’ontologie » de Bazin (homme et bête dans le même plan au même instant) et constitue la matrice « méconnue », chue dans le « domaine public », du remarquable Greystoke, la légende de Tarzan (1984) de Hugh Hudson, pareillement citoyen d’Albion – « But that, memsahib, is another story »...


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