Inside Man : Do You Remember Richard Donner?


Donner à Donner la place qui lui revient de plein droit, rien que cela.


Depuis une dizaine d’année, on n’entend plus guère parler de Richard Donner – dommage. L’octogénaire commit 16 Blocs en 2006, avec un Bruce Willis revisitant, apparemment, L’Épreuve de force d’Eastwood. Une manière de boucler la boucle pour celui qui vit vraiment « débuter » sa carrière en 1976, un an avant la sortie de l’original, avec le succès forcément diabolique de La Malédiction. Auparavant, Donner signa trois titres, dont deux avec Charles Bronson : X-15 en 1961, drame aérien dont l’argument peut faire penser à celui de L’Étoffe des héros, et L’Ange et le Démon en 1970, sorte de présage gérontophile à Breezy (Eastwood bis, mais pas devant la caméra, puisque Kay Lenz & William Holden), où le (pas encore) vigilante new-yorkais, romancier classé X, s’éprenait de la nymphette à bicyclette (pas celle de Montand, quoique) Susan George, bientôt violée par Les Chiens de paille des Cornouailles de Peckinpah. Entre les deux, un « véhicule » pour un tandem de membres éminents du Rat Pack, Sammy Davis, Jr. & Peter Lawford, Sel, Poivre et Dynamite (1968), avec son night-club londonien à la Cassavetes (Meurtre d’un bookmaker chinois, 1976). Fils d’immigrants juifs, comme tant d’autres en Amérique et particulièrement à Hollywood (on renvoie vers le travail historico-biographique de Neal Gabler, consacré au « royaume de leurs rêves »), « Dick » Donner quitta New York pour Los Angeles et se forma à la publicité, aux films d’entreprise, à la TV, après un passage express sur scène (brefs caméos dans ses propres films, en furtifs échos de cette carrière « avortée »). De la génération des Altman, Frankenheimer, Friedkin, Lumet ou Penn, il fait ses classes, à leur instar, via la « petite lucarne », espace concurrentiel contré par les fresques flashy et volontiers bibliques de l’époque (Ben-Hur, 1959).


On retrouve ainsi son nom aux génériques de Au nom de la loi, Cannon, Des agents très spéciaux, Le Fugitif, L’Homme de fer, Kojak, Les Mystères de l’Ouest, Perry Mason, La Quatrième Dimension (le célèbre épisode Nightmare at 20,000 Feet de Richard Matheson avec William Shatner souffrant d’un monstrueux, littéralement, mal de l’air, segment repris vingt ans après par George Miller, flanqué de John Lithgow sans De Palma, cette fois, pour l’adaptation au cinéma) ou Les Rues de San Francisco. Notons afin de refermer la parenthèse des images domestiques son retour en 1989-1992 pour Les Contes de la crypte, qu’il co-produit avec Walter Hill, Joel Silver ou Robert Zemeckis. Réalisateur et aussi producteur, donc (la profession de son épouse Lauren Shuler), Donner travailla sur ses métrages et ceux des autres, notamment Génération perdue de Joel Schumacher, Speed Racer des Wachowski, la trilogie Sauvez Willy, X-Men, X-Men Origins: Wolverine + X-Men: Days of Future Past de Bryan Singer, admirateur notoire qui signa un très dispensable Superman Returns en 2006, l’année où son « mentor » finalisa son final cut vidéo de la version « mutilée » du Superman 2 attribué, malgré le succès du premier « épisode », à Richard Lester (sans mousquetaires) par les frères Salkind & Pierre Spengler. En lien avec la lucrative franchise des mutants costumés, Donner participa à deux comic books sur le surhomme de Krypton avec un ancien assistant, Geoff Johns, et le dessinateur Adam Kubert. L’infatigable supporter de la SPA, on ne le sait peut-être pas, admire Le Petit César de Mervyn LeRoy (Quo vadis, vanté ici même), faillit réaliser Alien 3, Batman (le Burton), Cœur de dragon (pré-production de six mois, toutefois), Jamais plus jamais (Bond contre EON) et Jurassic Park (souhait du romancier Michael Crichton). En 2010, il put lire sa vie, juste apothéose ou cercueil en papier, grâce au récit de James Christie, à l’intitulé pragmatique, You’re the Director... You Figure It Out: The Life and Films of Richard Donner.


En parcourant sa filmographie, une vingtaine d’items répartis sur quatre décennies, on trouve une poignée (de dollars) de surprises. Tout d’abord, un ersatz urbain de Freaks (Rendez-vous chez Max’s), ensuite un remake black du Jouet de notre Veber favori (ou honni), populaire et critiqué (accusations sans doute exagérées de racisme, qui reviendront en mode asiatique avec L’Arme fatale 4), une relecture du Club des cinq sur fond de rapacité immobilière (Les Goonies), la mise à jour du Un Chant de Noël de Dickens dans laquelle Bill Murray joue les Max Renn de Cronenberg (Fantômes en fête), un mélodrame sur la maltraitance enfantine, Le Rêve de Bobby, un duo de tueurs, pas exactement ceux de Mathieu Kassovitz, en dépit d’une presque homonymie, pour Assassins (Stallone contre Banderas, Julianne Moore au milieu), enfin un genre de Visiteurs archéologique, Prisonniers du temps, porté par le Gerard Butler de 300. Tout ceci, à vrai dire, nous reste à découvrir, ou non, et l’on se gardera d’en dire plus à son sujet. Le cinéma de Richard Donner, pour nous, équivaut à La Malédiction, Superman, Ladyhawke, la femme de la nuit, L’Arme fatale et ses trois suites très anecdotiques (tant pis pour Patsy Kensit & Rene Russo, surtout aujourd’hui, quelle goujaterie, M. Mattei !), Maverick et Complots, diptyque officieux avec l’ami Mel Gibson. En six films, notre cinéaste sut tresser un romantisme prégnant, constant, à une histoire dynamique, ludique et parfois tragique de l’Amérique, terre de démons puérils, de messies en exil, de chevaliers égarés (en France ou en Italie), de justiciers suicidaires, de francs-tireurs adeptes du poker, de solitaires obsédés par la « théorie du complot ». Il le fit « à l’ancienne », avec un classicisme tout-terrain et des collaborateurs souvent prestigieux : Stephen Goldblatt, Vittorio Storaro, Gilbert Taylor, Geoffrey Unsworth, Vilmos Zsigmond à la direction de la photographie, le fidèle Stuart Baird ou Frank J. Urioste au montage, Carter Burwell, Eric Clapton, Jerry Goldsmith, Michael Kamen, Randy Newman, Andrew Powell (du Alan Parsons Project), Sting, John Williams à la musique et, last but not least, Robert Benton, Shane Black, William Goldman, Brian Helgeland, Tom Mankiewicz, Mario Puzo, David Seltzer ou David Webb Peoples au scénario.


Homme à la fois à l’intérieur du système hollywoodien et à l’abri d’une liberté fournie par sa propre société de production, Richard Donner se révèle, le temps de cet aimable hexalogie, un auteur à part entière, à des années-lumière (de la planète de Jor-El) des fausses gloires (des étoiles mortes) de l’auteurisme auto-proclamé, de la vulgarité générale des années 80, du cynisme collatéral et pérenne. Il sut avec lyrisme (Superman et Ladyhawke, la femme de la nuit) et trivialité (les toilettes « explosives » de L’Arme fatale), avec élégance et sérénité, peindre des couples en déroute, un leitmotiv fondamental de son imagerie, peut-être le fil rouge (ou rose) le plus attachant, sans une once de mièvrerie, en adulte croyant décidément aux sentiments, à leur puissance de vérité, de beauté, de courage, ce qui le rapproche, jusqu’à un certain point, d’un James Cameron, qui ne fit jamais mieux (ou moins pire) dans ce registre qu’avec Abyss et True Lies, romances glamour intimistes déguisées ou fusionnées avec le spectaculaire décorum de l’action, sous-marine ou terroriste. Donner, lien vivant, pas nécrophile, avec le passé, avec les Curtiz, les Fleming, les Vidor de naguère, avec le présent, aussi (Sam Raimi et son araignée sentimentale, par exemple), se vit en outre traversé par les sombres courants contestataires des seventies. Il considère, à raison, que La Malédiction relève plus du thriller paranoïaque (cf. Pollack), un sous-genre en soi d’alors, que du fantastique après le séisme impie de L’Exorciste. S’il s’inscrit dans la même mouvance de défiance, dans une pédophobie en métaphore du conflit collectif œdipien, l’ascension irrésistible de son Damien, transcendée par la partition possédée de Goldsmith, propose une intéressante variation sur le thème du soupçon, de la collusion des « éminences grises » de la politique avec les « forces obscures » de la religion (ou du satanisme).


Vingt ans plus tard, Complots fera renaître le spectre du projet MK-Ultra, similaire prise de contrôle d’un corps et d’un esprit à des fins meurtrières, comme si Donner se souvenait d’hier et tentait une renaissance de la folie lucide durant le règne des mensonges avérés de l’administration Bush (ou Clinton). Plus proche du Peter Hyams de Capricorn One dans sa volonté de réenchanter le cinéma et par conséquent l’existence en dehors de celui-ci, pas au prix, cependant, d’une régression dite mythologique à la Lucas, moins attiré par les ténèbres, le trouble, l’inquiétude qu’un Robert Wise, son contemporain en fin de course (pensons à La Maison du diable ou à Audrey Rose), Donner afficha une identique versatilité générique et une exigence de « vérisimilitude » (vocable fétiche). Son Superman, Americana accueillante, amusante (le contraire de celle de Trump à présent), doublement orpheline, réactivait la figure du Sauveur dans des grands espaces à la Wyler, dans une jungle d’asphalte à la Huston, l’attirail extra-terrestre ou le rictus du second degré sagement remisés au rayon des accessoires inopportuns (et idem pour la névrose de la chauve-souris dépressive de Chris Nolan). Le super-héros de BD créé pour contrer Hitler savait émouvoir par un double deuil paternel, par une douleur capable de lui faire inverser la rotation terrestre histoire de ranimer son élue à lui, moderne Orphée en cape rouge et collant bleu (iconiques Margot Kidder & Christopher Reeve). Ladyhawke, la femme de la nuit vibra du même élan, de la même sincère intensité, pitch de sorcellerie et de « bestialité » in fine conjurés par l’amour de cœurs purs et matures (mémorables Michelle Pfeiffer & Rutger Hauer).


Dans Maverick, Jodie Foster & Mel Gibson, par ailleurs vrais amis à la ville, dans une ville où l’amitié paraît une contradiction dans les termes, réinventaient ou prolongeaient le motif (à la Howard Hawks) de l’amitié amoureuse, maternante, avec une héroïne plus maligne que son partenaire grand enfant, schéma tonique et gentiment féministe repris pour Complots, où Julia Roberts, femme de raison, découvrait une réelle conspiration (dédoublée), en sus de l’amour de Gibson perdu dans son autisme infantile et fondé. Chez Richard Donner, les hommes aiment les femmes, pleurent leur absence définitive (La Malédiction, L’Arme fatale) ou renversent l’ordre des choses pour les faire revenir à la vie (Superman, so). Entre eux, ils nouent des liens d’amitié indéfectible, filiale (le binôme Gibson/Glover de L’Arme fatale, son homologue Gibson/Garner de Maverick). On  apprécie dans ce cinéma-là des instants suprêmes de plénitude entre les êtres, les éléments d’un film, un discours remarquablement synchrone avec ses moyens d’énonciation, tradition de la transparence stylisée américaine à l’écran : la mort de Lee Remick ou la décollation à la vitre dans La Malédiction ; le prologue « eugéniste » et parental, façon phalanstère eschatologique, le survol de nuit à deux, en voix off, des amants « interraciaux » dans Superman ; la désunion cosmique des espèces (elle, faucon, lui, loup, suivant les heures du jour, du soir) dans Ladyhawke, la femme de la nuit (et surprenante irruption d’un cheval de scélérat dans une cathédrale de pierres) ; un flic veuf et blanc « au bout du rouleau », avec pour partenaire un père de famille, vétéran noir du Vietnam, en train d’enfourner dans sa bouche le canon de son arme (forcément fatale) ; une belle arnaqueuse au sourire irrésistible à bord d’un bateau de western sur l’eau ; une coda à cheval dont le badge de hasard devient un paraphe de survie, d’avenir, d’union chaste et fervente (Complots).


Pour tout cela et bien d’autres choses encore, Richard Donner ne mérite ni l’oubli, ni l’amnésie, ni une nécrologie en ligne (le lecteur connaît désormais notre peu d’appétence pour la nostalgie, la poussière, la réhabilitation officielle, consensuelle). Avec ses réussites flagrantes et ses carences tout sauf déshonorantes, son œuvre continue à séduire, à stimuler, à présenter un visage convaincant du cinéma américain et de l’Amérique à son miroir, territoire d’étrangers, de déracinés, de joueurs et de comploteurs mais surtout, et avant tout, de gens quasiment ordinaires, qui ne se soucient ni de sauver le monde ni de le régenter. Avec sa modestie de démocrate (existentiel, davantage que politicien), Richard Donner préféra la fraternité à l’hégémonie, la faiblesse de dieux « venus d’ailleurs » (Jim Starlin, avec le poignant La Mort de Captain Marvel, superbe geste « révisionniste », démontrera que les super-héros atteints d’un cancer meurent aussi, comme les bourreaux de Lang ou les statues de Resnais) à leur forfanterie pyrotechnique, la délicatesse d’une geste ou d’un regard, trop tôt, trop tard, au fascisme des flingues, des embargos, du protectionnisme à gogo et bientôt, mon Dieu, des murs à la frontière. Son beau corpus, oui, nous réconcilie un peu avec l’encombrant voisin d’outre-Atlantique, et la générosité légère, pas bégueule ni outrancière, de son cinéma, voilà.   



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