Le Voyage en Arménie : Ararat


La goûteuse cerise de l’ami Abbas ? Non, délectons-nous aujourd’hui d’un khorovadz !


En pensant à Arsinée Khanjian

On apprécie depuis longtemps le cinéma de Robert Guédiguian, pas seulement parce qu’il portraiture en partie une ville que nous aimons, connaissons, où nous naquîmes, où nous vécûmes, comme aucun avant ni après lui : il existe mille Marseille, sur et hors de l’écran, et le sien paraît peut-être le plus juste, le plus immanent, le plus métonymique, tandis que celui d’un Pagnol s’étend à la Provence, que celui d’un René Allio s’entiche de Brecht (La Vieille Dame indigne, déjà sis à L’Estaque), que Bill Friedkin se servit de la ville violente en décor spectral du prologue de French Connection, à l’instar de l’Irak du Nord hanté de l’ouverture de L’Exorciste. Verneuil (autre célèbre « Arménien de France ») y inscrivit ses souvenirs, Melville ses résistants, Bourvil en Corse d’occasion et Ventura à bout de souffle, Deray ses truands (ou son marginal), Yves Robert sa mémoire d’emprunt, gloire et château parentaux d’enfance unique, cosmopolite, Fernandel son Honoré chanté, Jean Reno son increvable Immortel, Rachid Bouchareb ses mémoriels Indigènes, Jacques Perrin son juge Michel à moto, Beineix sa Lune à la Goodis (ou les lions de Roselyne), Michel Blanc son ombre de rue, Robert Parrish le « contrat » de Michael Caine (irrésistible BO de Roy Budd), Olivier Marchal son flic (et flingue) dépressif (pléonasme), Michael Curtiz son Bogie flanqué de notre Michèle (Morgan) en ersatz de Casablanca, Paul Carpita ses dockers en grève (pléonasme, bis), José Giovanni ses mafieux malchanceux (thème musical addictif du grand François de Roubaix), l’inénarrable Alain Bévérini une adaptation tronquée de Jean-Claude Izzo, qui ne fit certes pas d’ombre à Delon en Fabio Montale télévisé, Demy sa Mathilda et son Montand de papa pour l’inceste ludique, dansé, du 26, Bertrand Blier sa banlieue ensoleillée, blessée, et Jacques Audiard son prophète de prison, surtout d’opérette (par bonté de charité, on taira le probable et récent ratage du sieur Kad Merad).



Guédiguian lui-même, outre ses « contes » d’ancien communiste encarté, recyclé en désenchanté combatif, en chantre modeste, entêté, d’une « conscience collective » à réinventer, redynamiser, cartographia la solaire et tragique « cité phocéenne » en pur espace de « film noir », dans le remarquable La ville est tranquille (intitulé ironique), mélodrame maternel (et choral) dont Le Voyage en Arménie inverse la relation principale : non plus une femme cherchant à sauver sa fille de la came mais une cardiologue très directive à la poursuite de son paternel malade en terre natale. L’opus marque d’ailleurs une nouvelle direction, davantage qu’une réelle rupture (Lady Jane, Les Neiges du Kilimandjaro, Au fil d’Ariane reviendront dans la « capitale » sudiste), de la filmographie, entamée par un précédent biopic mitterrandiste, Le Promeneur du Champ-de-Mars ; L’Armée du crime (2009) puis Une histoire de fou (2015) creuseront le sillon des origines, sous un angle doublement historique, néanmoins le regard politique persiste, autant que l’esprit d’équipe, de « troupe » (familiers réguliers rejoints par les excellents Simon Abkarian et Serge Avédikian, par le subtil Jalil Lespert, découvert naguère dans Ressources humaines, par le jovial Marcel Bluwal de Vidocq ou de Frantic, par la sensuelle Chorik Grigorian). En réalité, depuis une quarantaine d’années, depuis le liminaire Dernier Été (débuts positionnés sous le signe explicite de la mélancolie), Guédiguian, sous des dehors divers, élabore une Comédie humaine de poche, de cinéma (candide, pas naïf), constamment plaisante et pertinente, adresse des clins d’œil à Fassbinder (À la vie, à la mort ! et son cabaret « décadent », récalcitrant), à Duvivier (À l’attaque !, avatar méta, sur l’art du scénario, de La Fête à Henriette), à Truffaut (Marie-Jo et ses deux amours, sorte de Jules et Jim au large du Frioul, pourtant pas celui de Pasolini, admiration avouée du réalisateur). Essentiellement, il universalise le particulier, interroge la société (la communauté) par un tressage de trajectoires individuelles, s’enracine avec gravité, légèreté, dans une imaginaire à la Pagnol, à la Renoir, deux références auxquelles on pense en partance cette fois pour Erevan.     



Le métrage commence par une scène de danse (Madeleine Guédiguian, douce adolescente liseuse de ses parents, au prénom proustien-hitchcockien) sur fond peint de mont Ararat (Robert connaît-il le film d’Atom Egoyan ? Assurément). Il va s’agir de pénétrer la toile à l’arrière-plan, de lui conférer profondeur et chaleur, quitte à provisoirement quitter le « nid » marseillais. L’odyssée, au vol en avion figuré par une animation volontairement élémentaire, scolaire, que ne renierait pas le Bill Douglas (similaire « artiste engagé ») de Comrades, ne s’apparente pas à un « dépliant touristique », Dieu (chrétien) merci, moins encore à des retrouvailles autobiographiques entachées de pathos mal placé. Tel le Jia Zhangke de A Touch of Sin, Guédiguian, tout sauf documentariste, cependant (prêtons-lui plutôt l’étiquette pratique de « moraliste »), dresse un « état des lieux » du capitalisme désormais mondialisé, l’argent sans odeur, sans couleur, en lingua franca des échanges internationaux et locaux. En Arménie aussi, on fait du fric, pays jeune (à la matrice de génocide), pays de pierres (bibliques), pays d’humanitaire, d’affaires et de trafic flagrant (de médicaments, comme le Kurdistan de My Sweet Pepper Land). Au « quartier lointain » rapproché, enfin rencontré, Anna, intraitable bobo en habit blanc de soignant, sainte rouge de bord de mer, de Mercedes grise et de talons hauts, va lentement et radicalement apprivoiser une terre (sujette aux tremblements, au traumatisme « ethnique »), des gens, une lignée, elle-même, quelques mots de sa langue « paternelle » en visa vers soi. Si le récit éducatif, initiatique – co-écrit par Marie Desplechin, la sœur d’Arnaud, auteur de « littérature jeunesse » paraissant faire sa propre auto-critique de CSP+ –, ne surprend jamais (on sait comment tout ceci va finir, on suppute vite la réconciliation familiale finale, la décision du géniteur de ne pas rentrer), il charme en permanence par sa capacité à se transcender via la caméra. Guédiguian, vrai cinéaste, ne joue pas au guide, au tribun, au théoricien, au politicien : il donne à voir la noblesse et la misère du réel avec une distance (une précision) assez exemplaire, rétive à l’embellissement, au misérabilisme, au catastrophisme, maux récurrents de l’imagerie hexagonale quand elle se pique de spectacle estampillé social.



Film pluriel et sensuel, Le Voyage en Arménie convoque avec discrétion, obstination, le mysticisme d’un Tarkovski, voire d’un Cimino (sens de l’espace, de son vaste mystère cosmique, de son architecture religieuse victorieuse même du soviétisme) et les « natures mortes », tellement vivantes, du Déjeuner sur l’herbe (l’interprète de Schaké possède un érotisme radieux, immédiat, semblable à celui de Catherine Rouvel, bien que lesté d’une part d’ombre de danseuse seins nus, sinon de prostituée déniée, dans une boîte à mecs, allégorie marxiste transparente de l’exploitation en promesse d’évasion, sexuelle ou géographique). Sous l’arbre (du Sacrifice, davantage que de Terry Malick), Barsam offre à sa chère progéniture quatre pêches bien mûres dans une serviette immaculée, gage juteux de la filiation reconquise, graal organique du lien (« fil d’Ariane » en effet) intergénérationnel et sentimental recousu. Ailleurs, en hélico, le médecin au lapin posé par le louche businessman à moustache contemple – nous le contemplons pour elle – un panorama de collines à l’allure de corps féminin, de nudité alanguie, éternelle, au-delà des manœuvres et des manigances du temps présent ou passé, sanguinaire ou prospère. Dans cette volonté d’allier une trame très simple, à la limite du ressassé (cf. Le Voyage du père avec Fernandel, disons, Hardcore « accentué »), à un champ des possibles qui l’excède, l’infuse, l’irrigue à la manière de la musique immersive (a fortiori en Dolby 5.1), vocale et instrumentale, du doué Arto Tunçboyaciyan (ponctuations de Verdi, Mozart et Satie), réside la part la plus envoûtante et vaillante de l’ouvrage, portrait de femme et de métropole (altérité mêlée de trivialité, donc), chant d’amour dédié à un visage et à un paysage singuliers, fraternels. Avec Voyage en Italie, Rossellini, à l’ombre de Pompéi, sondait les cendres d’une passion in fine ressuscitée ; avec Le Voyage en Arménie, Robert Guédiguian se situe dans l’instant, sans amnésie relève le pari du futur.



Anna (le générique de fin souligne ce que le film doit à Ariane Ascaride, irréprochable actrice et co-scénariste primée à Rome, ou au fidèle Renato Berta, brillant directeur de la photographie – L’Année des méduses, Au revoir les enfants, Adultère (mode d’emploi) – en charge des premiers jours de tournage, avant l’arrivée de Pierre Milon, émérite complice de Laurent Cantet, Entre les murs ou non), sous ses faux airs de justicière dans la ville, d’étrangère candide, argentée, fière, robuste, butée, fragilisée, de reine armée véhiculée par un vieux serviteur énamouré, nous entraîne avec elle dans son élan de retour et de désamour, d’emprise et de « responsabilité ». Elle se laisse envahir par la beauté des lieux, des gueux, elle règle leur compte aux dangereux, elle assiste de ses yeux aux fiançailles subites de sa « fille d’Arménie » avec un « beau ténébreux » au front couvert d’une écharpe rouge (décidément) en tissu d’acquiescement, d’union à demeure. La coiffeuse ne partira plus, ne partira pas, pas plus que le toubib français dans son dispensaire itinérant, venu soigner les gosses et les mères sans ressources mais pas sans sourires ni courage (majuscule incluse). Contrairement à eux tous, belle cohorte populaire, sincère, altière, que l’objectif sait saisir superbement, avec un subjectivisme sonore de voix off, de rimes-réminiscences de montage (signé Bernard Sasia), l’héroïne reviendra au port d’Albert Londres, « porte du Sud » ouverte à tous les migrants dès ses commencements (il existe des « Arméniens de Marseille », il en existe itou des Corses). Le Voyage en Arménie s’achève au bord de l’aéroport, par un vieil homme en train de pleurer sans s’apitoyer, de formuler à son amie (l’amitié avec le « général », impeccable Gérard Meylan, pourrait évoluer en romance, en écho au couple plébiscité de Marius et Jeannette, loin du mari compréhensif, éphémère et attachant Jean-Pierre Darroussin) son vœu de voir un jour le sommet enneigé, bienheureusement privé de minerais à monnayer, « rendu » par la Turquie à l’Arménie. Aucune amertume dans ses propos, nul désaccord rassis, a contrario, une reconnaissance de cœur et d’identité – des hommes comme lui, comme nous tous – en support de paix prochaine, d’harmonie regagnée.

Robert Guédiguian, accessoirement soutien pardonnable des discutables parangons (d’une « utopie » gauchiste) Benoît Hamon & Jean-Luc Mélenchon, ne craint pas le soulignement, la générosité du trait (forcé, trop simplifié, lui reprochent ses détracteurs ou ses amateurs de malentendu) et il fait figurer dans le cadre, à droite, une grue, rouge, of course, en métaphore réaliste d’une histoire qui reste à construire, à écrire, à filmer. Son Arménie à lui, irréductible à une quelconque exclusive, autarcie, s’adresse à chacun, à chacune, à ceux qui rêvent encore de lendemains meilleurs et s’avèrent, de force ou de gré, prêts à agir afin de les faire advenir, au prix d’une balle (de trois), d’un brushing, d’une étreinte ou d’une larme silencieuse, retenue. La grâce et l’urgence de ce beau et grand petit film méritent amplement sa redécouverte (sortie en 2006) adulte et alerte – ne craignez pas d’embarquer pour votre intériorité, de déguster un film-café fort et tendre, fluide et corsé.   
         

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