La Colline des hommes perdus

 

Un métrage, une image : Les Hommes contre (Francesco Rosi, 1970)

Plus méconnu et moins bien-aimé que d’autres titres avec à nouveau Volonté, ici pour l’instant en retrait militant d’un socialisme à main armée, citons la trilogie que constitue L’Affaire Mattei (1972), Lucky Luciano (1974), Le Christ s’est arrêté à Eboli (1979), biopics en triptyque, Les Hommes contre, tourné parmi un pays alors encore appelé Yougoslavie, irrita l’Italie, où certains se soucièrent de sa dimension antimilitariste, ou estimèrent sa manière mélodramatique. Ecrit en compagnie de Rosi par le fidèle tandem Tonino Guerra & Raffaele La Capria, basé sur les impressions en situation et in situ d’Emilio Lussu adaptées de façon presque infidèle, porté par un trio de mecs remarquables, l’incontournable Cuny, l’éphémère Frechette, le valeureux Volonté, éclairé ad hoc par Pasqualino De Santis entre les idem crépusculaires et non sereins mais viscontiens Les Damnés (1969) et Mort à Venise (1971), doté d’une débutante dénommée Daria Nicolodi, bientôt redécouverte via il suo caro Dario Argento (Les Frissons de l’angoisse, 1975), le film de Francesco paraît a priori un duplicata sudiste des célèbres et aussi sujet(s) à controverse, en sus française censure, Sentiers de la gloire (1957) kubrickesques. L’opus obscur se déleste cependant des travellings latéraux, hommage assumé à ceux d’Ophuls, ne revisite ni n’anticipe les plans d’ensemble ou rapprochés de Spartacus (1960) + Barry Lyndon (1975). La géométrie de la chorégraphie, voire l’inverse, Rosi s’en fiche, il leur préfère l’immersif, au risque vite esquivé du son-et-lumière moins doux qu’amer, que cristallise une séquence d’attaque nocturne, à projecteur méta et moqueur. Il ose en outre, clin d’œil inconscient ou pas tant, réactiver la coda honnie, « abjecte » dixit Rivette, du Kapò (1960) de Pontercorvo, lorsqu’un cisailleur à la fois réfractaire et suicidaire s’en va découper puis s’accrocher bras levé à de brumeux barbelés. Car l’enfer lunaire de la Grande Guerre ressemble bel et bien un brin à celui de Fulci (L’Au-delà, 1981), no man’s land rempli de brouillard et de désespoir, muni de mutineries et de « décimations » de saison. Contrairement à Kubrick, misanthrope sentimental et cinéaste stratégique, Rosi ne manie l’ironie, plutôt la colère d’aujourd’hui et d’hier, possède une conscience sociale, derrière le massacre de masse et des masses se dissimule la lutte des classes, accompagne un candide discret, dessillé, un sobre étudiant belliciste in fine sacrifié pacifiste. Uomini contro ne montre pas uniquement des hommes solidaires et pauvres en train d’être commandés, de s’exterminer, des deux côtés, scène assez superbe de l’appel à rebrousser sanglant chemin des magnanimes Autrichiens, au profit d’hommes riches et médiocres, cf. le soldat classé « courageux » in extremis blessé, à la place du général increvable et pourtant au carré exposé. Il démontre, certes sans s’embarrasser de nuances, ce luxe auguste de petit-bourgeois planqué, de pensée politique en temps de paix, des hommes en train de dire non, à l’arrogance, à l’incompétence, à une insensée « discipline » obsédée par la rébellion « subversive », à une « boucherie (héroïque) » cynique et mythique, sous le sceau déjà facho, à faisceau, d’une imagerie romaine et antique, ensuite reprise par le comédien Mussolini, mes amitiés concernées ou consternées à la signora Meloni, épisode pathétique, tragi-comique, des « cuirasses » pseudo-impériales et foutrement fatales. Le fatum, Francesco le fait subir illico à son anti-héros, exécuté en conclusion, sans sermon, au creux d’une carrière cimetière, épilogue symbole d’une décennie d’enterrées utopies, d’une suivante que rien n’enchante, dont la jeunesse, en particulier transalpine, déchante, promise à l’immobilisme de la crise ou à « l’action directe » et suspecte du gauchiste terrorisme. Chez Fellini (La dolce vita, 1960), Cuny commettait en philosophe trop lucide un double infanticide ; dix années après, il réendosse sa cruelle carcasse de Cronos, conférant au film un filigrane œdipien itou du temps. Rosi ne perd le sien ni celui du spectateur, commence le métrage d’outrages, quatre-vingt-seize minutes d’adulte tumulte, par une désertion, le termine par une exécution, le parsème d’insoumissions et d’automutilations. En 1970, à Venise, il (se) résumait : « Selon moi, il n’est pas de guerre juste ou injuste : la seule guerre juste est celle que l’homme fait pour se changer lui-même, donc la révolution. » Au format de tombeau, cadré au cordeau,  documenté, documentaire, c’est-à-dire non rétif au réalisme, quitte à chagriner les nietzschéens entichés de chevaux chus aussitôt, l’item mérite son exhumation numérique…                 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir