Ballade de Jim
Enfoncer des portes ouvertes ? Défoncer les idées (dé)faites…
Un demi-siècle après la disparition
de Morrison, que demeure-t-il encore des Doors ? Des pistes épiques, dénommées Light
My Fire, The End, When the Music’s Over, The
Soft Parade, Riders on the Storm ; un biopic hyperbolique, au risque de
l’anecdotique (The Doors, Stone, 1991) ; des recueils de lyrics ou de textes tout sauf prétextes, édités autrefois chez
Christian Bourgois ; une biographie de référence, à l’intitulé référentiel
en effet (Personne ne sortira d’ici vivant du tandem Jerry Hopkins & Danny Sugerman) ; un estimable
essai en plus pionnier (Jim Morrison au-delà des Doors de Hervé
Muller) ; le Vietnam et ses états d’âme, par Coppola (Apocalypse Now, 1979)
puis De Palma (Outrages, 1989), in extremis Zemeckis (Forrest Gump, 1994),
sillage de Scorsese, portier au singulier (Who’s That Knocking at My Door, 1967) ; une fiction imparfaite
(HWY:
An American Pastoral, 1970), du collectif Lisciandro, Ferrara, Hill,
Morrison ; un documentaire assez excédentaire (When You’re Strange,
DiCillo, 2009), citant le précédent – le reste, mélange de nostalgie et de
sociologie, de faits d’hier et de fait divers, de succès balèze et de
pèlerinage au Père-Lachaise, franchement, on s’en fiche, on lui préfère cette playlist thématique, ni cinéphile ni
nécrophile, qui met disons les portes et leur perception en sourdine, qui
assemble ainsi, subjectivité avouée, la douceur et la douleur de six albums
majeurs, se déployant durant cinq ans. Assorti de musiciens jamais mesquins,
rarement sereins, à cause d’écarts de comportements, d’une autre époque, d’un
autre temps, l’auteur et chanteur de valeur, assumé admirateur de la voix de crooner conservateur d’un certain Frank Sinatra,
s’y révèle vite en somme un homme émouvant, à l’écart des légendes rances, des
mythes mangés aux mites et des PV de CV. Les chansons charrieuses d’émotion,
démonstration d’unisson, relèvent de la dentelle (ou prière ou nuit) américaine,
ballades de balades, au « moonlight » motorisé, au soleil infernal de
L.A., « city of night » indissociable des types de Venice, autant que
du sombre et drôle Ellroy, munies d’amour ou de désamour, d’intertextualité
démultipliée, salut à Céline, coucou à Blake, de saisons et d’oraisons, d’impératif
et de vice, de dimanche azuré, de paranoïa parfumée. La solidité de John
Densmore, les couleurs du parolier/compositeur Robby Krieger, l’éclectisme de
Ray Manzarek, le timbre tendre et viril de Morrison Jim, quel clair mystère de sa
trajectoire éphémère, de ses intacts et lumineux mots d’outre-tombeau, tout
ceci tresse sans complexes et sans efforts une tapisserie sonore, identique et
diversifiée, stimulante et stylée, que supervisent les complices techniques
Paul A. Rothchild & Bruce Botnick, met en musique des petits poèmes
mélancoliques, une sensualité seventies,
un psychédélisme intime et intimiste. En réécoutant ces chefs-d’œuvre de poche,
minutés mais non moches, datés mais non démodés, on se surprendrait presque à
penser à une seconde approche du célèbre corpus,
à décider de souligner la délicatesse de sa poétique en partie politique,
ailleurs et par ailleurs plus énergique ou exotique, opératique ou hypnotique, climatique ou critique. Le rock, le blues, les cordes, les cuivres, le cabaret de Brecht & Weill,
le séducteur sodomite de Dixon Willie, des chevaux échoués ou châtiés à la
Nietzsche, un soldat inconnu et anonyme, offert en pâture et servi en cannibale
nourriture, via la TV, aux étasuniens
gamins et gamines, une caravane espagnole et a cappella de mecs le Wild Love, le charme du chaman
et la tristesse d’Otis, un roadhouse
privé de Patrick Swayze, une maison énamourée espionnée en rime à celle d’Anaïs
Nin, une « grenouille de la paix » d’actualité ensanglantée, un protée
en retrait, sur la voie de l’amère America,
le Roi Serpent de John Lee Hooker substitué à une royauté lézardée :
carnaval collatéral, kaléidoscope musical, où s’affirment en filigrane deux
fantômes de femmes, les adversaires dédicataires Pamela Courson & Patricia
Kennealy, oui…
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