L’Étranger

 

Un métrage, une image : Trois vies et une seule mort (1996)

Film à sketches, financé par feue La Sept ? Matrice apocryphe, allez, de Lost Highway (Lynch, 1997) ? Opus pirandellien, plutôt plaisant, dépaysant, en définitive à la dérive, bien vain ? Tout ceci, oui, et surtout, a posteriori, une apologie du récit, « crédulité » déconseillée, celui d’un homme, de ses drôles de rhizomes, de ses vies revisitées, visualisées, avérées ou rêvées, à envier ou à éviter. Shéhérazade cherchait la chute, conteuse qui séduit, suscite le sursis ; au sein de l’autarcie assourdie du studio de radio, à l’image de celle du métrage, Bellemare enfile les fils de biographies en fuite, tisse une tapisserie de panoplies, de tromperies, de parallèles puis de perpendiculaire d’épilogue crépusculaire. Si Les Mille et Une Vies de Billy Milligan de Daniel Keyes se soucie de psychologie, Le Festin nu (Cronenberg, 1991) de fiction, d’autofiction, de création, de destruction, de rédemption, de damnation, manière matérialiste, Trois vies et une seule mort ressemble à un jeu (de piste) jamais dangereux, dénué d’enjeux sérieux, où des êtres prétextes, pré-texte, apparaissent, disparaissent, (se) baisent par gentillesse, (se) blessent avec tendresse. Tandis que Les Mille et Une Nuits (2015) de Miguel Gomes, autre item franco-portugais, s’étendait sur la durée, le titre de Ruiz se limite à cent vingt minutes de calme tumulte, à cinq identités déclinées, à un casting cosmopolite, hétéroclite, accentué, accordé, à quelques caméos illico, citons ceux de Castel & Topor en clodos, de Tonquédec en « étudiant érotomane », de Smaïn en psy prolixe, des Bonitzer père et fifille, co-scénariste et actrice. Longtemps avant, en 1967 exactement, il caro Marcello devenait le Meursault de Visconti (Il straniero). Une trentaine d’années après, toujours aussi étranger, à lui, à autrui, aux femmes de ses vies, il prend le patronyme explicite de Strano, c’est-à-dire étrange, dans la langue de Dante, il change de nom, d’habitation, de métier, de destinée. Comme ce clown triste, successif, dépressif, voyageur de commerce démissionnaire, professeur patibulaire, majordome à la Marc Dorcel, château parigot, échangisme, chiche ?, mec d’affaires à famille féminine fictive, intempestive, salut à Graham Greene, à l’espion à la con de Notre agent à La Havane, vite rattrapé par le réel, les conséquences de ses songes et mensonges, Ruiz adapta Calderón de la Barca, nul ne s’en étonnera, Mastroianni ne possède qu’un corps, dont il porte ici, déjà, le masque de la mort, rouge, of course, donc un seul décès. Il munit le divertissant divertissement d’une discrète mélancolie, il incarne un rôle unique, doté de personnalités multiples, en écho à l’Oscar de Carax (Holy Motors, 2012), au creux duquel se dessine, en sourdine, le caractère ludique de sa propre persona, de sa poétique d’acteur tragi-comique, enfance in fine retrouvée, Carlos Castaneda ou pas, tel le temps homonyme de Marcel, lui-même filmé selon le longuet, fantomatique, fantasmé, Le Temps retrouvé (1998). Fées du foyer, anthropologie jolie, presse-purée de prostituée, « perversité » de PDG, couple paupérisé au cadeau empoisonné, au gosse (aban)donné, fusillade au café : l’ensemble s’assemble, dialogue à distance, parmi un espace temporel de (im)pure cinématographie, relooking technique du fameux réalisme magique, politique de l’optique, à la place d’une aspiration à la révolution. Demeurent, près du cœur, les admirables Paredes & Galiena, voilà.

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