Broken Flowers

 

L’incontournable, l’acclamé, la solitude, le secret…

Ce qui séduisait, chez Michel Bouquet ? Disons sa discrétion, sa douceur menaçante. Le CV de « l’anarchiste calme » ne révèle rien de remarquable, c’est-à-dire de malséant, le comédien molièrisé, l’acteur césarisé, l’homme de multiples fois légionné, se verra de surcroît honoré d’un hommage national aux Invalides fin avril, bigre, Poquelin ne s’en soucie point, nous itou. Quant aux psys, qu’ils s’astiquent avec à peine ceci, à savoir une enfance a priori assez triste, puisque pénible pension + petits condisciples à la con. Au-delà du fait avéré d’avoir su interpréter comme un condensé du citoyen pompidolien dans la France familière, étrange, fiévreuse et réfrigérante des années septante, Bouquet philosopha à la Flaubert, vécut en bon bourgeois, en incarna, laissa deviner sa demi-démiurgie, se préoccupa aussi de pédagogie. Sur scène, il joue Gide, Camus, Anouilh, Molière, Ionesco, Pinter, Beckett, Bernhard, Shakespeare & Strindberg ; au niveau des livres, il co-écrit, en compagnie de Charles Berling, Les Joueurs, duo d’entretiens, il le valait bien, idem dostoïevskien. Au ciné, surtout ici, il traverse, via sa valeureuse voix, off ou non, par exemple Nuit et Brouillard (Resnais, 1956), Le Festin de Babette (Axel, 1987) ou Toto le héros (Van Dormael, 1991) citons, presque quatre-vingts ans de production hexagonale, filmographie fournie, quasi finale selon le dispensable Villa Caprice (Stora, 2020). On le vit ainsi parmi La mariée était en noir (Truffaut, 1967) puis La Sirène du Mississippi (Truffaut, 1968), La Femme infidèle (Chabrol, 1968), Borsalino (Deray, 1970), La Rupture (Chabrol, 1970), Un condé (Boisset, 1970), Juste avant la nuit (Chabrol, 1971), Le Serpent (Verneuil, 1972), Deux hommes dans la ville (Giovanni, 1973), Le Jouet (Veber, 1976), Les Misérables (Hossein, 1982), Poulet au vinaigre (Chabrol, 1984), Tous les matins du monde (Corneau, 1991), Comment j’ai tué mon père (Fontaine, 2001), Le Promeneur du Champ-de-Mars (Guédiguian, 2005) ou Renoir (Bourdos, 2012). Flic et flic, père et beau-père, peintre et privé, Javert & Mitterrand, Michel Bouquet composa au fil des films, voire des téléfilms, un faisceau de fleurs fêlées, du mal, du mâle, d’une classe au creux de laquelle témoigner d’une mélasse magnifiée, celle de la courtoisie assortie à l’hypocrisie, de la dinguerie dissimulée derrière le décorum. Toutefois l’exercice de schizophrénie ne se réduisait certes à la lucidité de la sociologie, dévoilait en sourdine, en surgissement, une violence de l’existence, une compulsion à l’obsession. Bouquet, obsédé par ses doubles obsédés, ses personnages de types poignants et pathétiques, trama, cela va de soi, une image intime et très tourmentée de la moderne masculinité, dont la factice suavité, la duraille duplicité, persistent à (nous) interroger, à éclairer le premier sexe supposé de leur claire obscurité. Acteur de composition, dirait-on, comédien paradoxal à la Diderot, il ne craignit de cristalliser des énergies opposées, sorte de lac opaque, sous la surface duquel se dessine de viriles anguilles une sinistre kyrielle. Décédé entre deux tours de désamour, Charybde & Scylla, peste et choléra, re/défais ton choix, nonagénaire pas passé loin du centenaire, passé, rajeuni, par beaucoup de boulots classés manuels, l’admirateur de Maurice Ronet, Fritz Lang & Jean Renoir, donc janséniste, hédoniste, coupable, délectable, s’éclipse et demeure mémorable...        

Commentaires

  1. Merci pour ce bel article à la fois très personnel de ton et qui souligne avec efficacité le talent particulier de Michel Bouquet "acteur de composition et comédien paradoxal à la Diderot".
    "Juste avant la nuit "me semble être un incontournable opus pour saisir toute l'ambiguïté d'une époque soumise aux affres du progrès, être un couple modèle quelque soit le prix de la réussite sociale, s'oublier dans la norme, et au final nourrir une part de l'inconscient , du pulsionnel... si on ajoute à la mixture la part de non-dit, tous les tripatouillages qui sous-tendent peu ou prou l"histoire familiale, voire sociale, on arrive à quelque chose de totalement délétère,
    l'homme liquéfié qui liquide pour se sentir exister et qui se fait liquider comme ultime part de liberté, assumant ainsi son destin, le côté janséniste du personnage. acteur est si bien vu.
    et l'acteur Michel Bouquet (sous ses dehors de bon bourgeois lisse, efficace, en apparence froid et maître de lui) arrivait a nous faire frémir de "de la dinguerie dissimulée derrière le décorum.", comme vous le décrivez si bien dans votre billet.
    On est toujours dans les mêmes turpitudes à notre époque mais qui peut encore en témoigner aussi élégamment et efficacement ?
    Une époque des années soixante-dix qui promettait monts et merveilles et qui en même temps comme qui dirait annonçait déjà la couleur pour l'avenir plutôt sombre avec une froideur calculée
    une véritable tragi-comédie qu'aurait très bien pu incarner le regretté Michel Bouquet :
    Jacques Piccard en 1972 qui annonce un effondrement de la population vers 2030...
    https://www.youtube.com/watch?v=BO_-FQewqis

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    1. Merci à vous, comme toujours.
      L'humiliation, les machines, l'uniformisation, le métier ou Bouquet by Bouquet :
      https://www.youtube.com/watch?v=bIxy-LEAQec

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    2. Michel Bouquet, son incomparable incarnation diabolique in Meurtre avec préméditation (Michel Mitrani, 1983)
      https://www.youtube.com/watch?v=FO3rrMmZ18I

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    3. Merci de ceci, assez soigné, un poil longuet, qui évoque le déterminisme somnambulique de Caligari et le révisionnisme tragi-comique du communisme, polonais ou point.
      Ce magistrat « misérable » prolonge le personnage de policier impitoyable, némésis d’un autre « misérable » :
      https://www.youtube.com/watch?v=lKOXpcmtXMQ
      Mitrani aussi bossa avec Duras (Sans merveille, 1964).
      Gombrowicz bis :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/11/cosmos-microcosmos.html

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