Love : The Riddle
Disons du « white jazz » presque à la James Ellroy, majestueux,
généreux.
Deux ans après le rythmé Rosie
Solves the Swingin’ Riddle! (1961), appréciez au passage le jeu de
mots, fanatiques ou non de Nik Kershaw, le tandem
adultère « remet le couvert », pratique à nouveau la cover, évacue Victor, délaisse RCA,
désormais enrôlé par le label Reprise
d’un certain Frank Sinatra. Adieu à Dorothy Parker, Hoagy Carmichael, Howard Dietz
& Arthur Schwartz, Alan Jay Lerner & Frederick Loewe ; bienvenue à Cole
Porter, George & Ira Gershwin, Bronisław Kaper & Paul Francis Webster ;
demeurent Lorenz Hart & Richard Rodgers, trois titres au compteur répartis
sur le diptyque analogique. Enregistré par l’indispensable Al Schmitt dans la
foulée du prédécesseur, en mars 1961, mais sorti en 1963, Love propose douze
chansons plus longues, affiche une pochette moins croquignolette. Exit l’échiquier du roi Riddle, la
position assise de sa muse. Maintenant, Rosemary pose en gros plan, en soft focus,
blonde en diagonale, les yeux au ciel, levés vers l’intitulé mauve, comme
couchée sur un fond en coton, aussi rouge que son rouge à lèvres, ses pendants
aussi brillants que ses dents, malice de Bérénice. Divorcée la même année de
José Ferrer (Moulin Rouge, Huston, 1952, Lawrence d’Arabie, Lean,
1962, La Sentinelle des maudits, Winner, 1977 ou Fedora, Wilder, 1978), déjà
maman du dorénavant décédé Miguel (RoboCop, Verhoeven, 1987, La Nurse, Friedkin, 1990,
Twin
Peaks: Fire Walk with Me, Lynch, 1992), bientôt tante de George, who else?, la chanteuse valeureuse
délivre un ouvrage remarquable, ouvert sur le vénéneux Invitation, main title du Ma vie à moi de Cukor
(1950), jalon du jazz, achevé sur le
tendre Someone to Watch Over Me, item
millésimé de 1926, ensuite repris par un Sting inspiré pour le Traquée
de Ridley (Scott, 1987, homonyme en VO).
Entre ces sommets se tient l’assez superbe
Find
the
Way de Ian Bernard, spécialement destinée à l’intéressée, démonstration
de désamour, carrefour de supplique impérative et d’illusion volontaire, qui
vaut à elle seule la (re)découverte en ligne. Sinon le reste ne démérite, mérite
l’estime, signé par des gens de talent, aux noms souvent méconnus,
contrairement à leurs créations, salutations spéciales aux compositions avec
paroles de Marc Blitzstein (I Wish It So) & Irving Caesar (If I
Forget You). Quant au Imagination de Johnny Burke &
Jimmy Van Heusen, au It Never Entered My Mind de Hart
& Rodgers, doublé contrasté, contradictoire, au More Than You Know
d’Edward Eliscu, Billy Rose, Vincent Youmans, le nombre des reprises plaide en
leur faveur, témoigne de leur pouvoir sur le cœur et l’oreille de l’auditeur.
Afin d’être totalement complet, de préciser l’apport important, citons en sus
Walter Lloyd Gross & Carl Sigman, Floyd Huddleston & Al Rinker,
respectivement responsables des délectables How Will I Remember You
et You
Started Something. Les paires précitées se dupliquent idem dans le duo de Rosemary Clooney
avec l’orchestre conduit par l’arrangeur Nelson Riddle, auquel on doit notamment
l’habillement « classique » du thème de Bob Harris (Lolita,
Kubrick, 1962), Michel Magne aima probablement, et l’indicatif increvable des Incorruptibles
à la TV, amitiés au maestro Morricone (The Untouchables, De Palma, 1987).
Proche, vocalement, visuellement, davantage d’une Doris Day, voire d’une Peggy
Lee, que d’une Julie London, d’une Karen Carpenter, je mentionne des
performeuses que j’affectionne, préfère, Rosemary Clooney se « love »,
en effet, au sein de l’écrin des cordes de son Riddle doué, adoré.
Dès la fin des sixties surviendront la dépression à répétition, la dépendance aux
médicaments, l’engagement mortel auprès de l’ami Bobby Kennedy, le deuil de sa
sœur, jadis partenaire sur scène, la rédaction en replay d’une autobiographie, un rôle récompensé dans Urgences
au côté de son fameux neveu, une discographie jusqu’au bout poursuivie, puis le
cancer en coda, point commun morbide
avec la dear Sondra (Locke), disparue
pareillement à soixante-quatorze ans, actrice-réalisatrice qu’elle choisit pour
l’incarner, en play-back, au cours d’un biopic
télévisé (Rosie: the Rosemary Clooney Story, Cooper, 1982). Pour
l’instant, pour la relative éternité, placée sous le sceau de Juliette & Roméo, cf. la
citation, Mademoiselle Clooney chante, nous enchante, magnifie la stimulante
mélancolie d’un répertoire d’histoire(s). Savourer Love en 2019 ne revient heureusement
jamais à succomber à une quelconque nostalgie rassie, à se gorger d’un glamour musical, acoustique, à
déconseiller aux diabétiques. Pas une seconde passéiste, le bel album rend justice à la judicieuse
sélection et la transcende au moyen des moyens de son époque, parvient à la
placer au centre d’un présent intemporel. La force et la fragilité de
l’interprétation empêchent la fossilisation, l’élégance et la connivence
exorcisent l’exhumation. Peu importe si Rosemary représente un peu, beaucoup,
une Amérique WASP, certes « progressiste », que personne ne regrette,
en tout cas pas moi : depuis quand convient-il d’occulter les qualités
incontournables, pas encore reconnues par la critique politiquement correcte,
surtout de ce côté-ci de l’Atlantique, de John Wayne, acteur iconique aux
pénibles opinions politiques ? Miss
Clooney fit d’ailleurs elle-même un tour de tournée au ciné, je pense au Noël a priori sympathique, extraits colorés visionnés,
du White
Christmas de Michael Curtiz (1954), métrage tourné en compagnie de
l’amical partenaire Bing Crosby.
Signalons en guise de conclusion une reissue en CD de 1995 dotée en bonus de Black Coffee (Sonny Burke
& Webster) et The Man That Got Away (Harold Arlen & Ira Gershwin),
versions tout sauf vaines, toutefois au bord de l’anecdotique lorsque comparées
à celle, lasse-lascive, de Julie London, à l’immortelle de Judy Garland,
immortalisée en plan-séquence renversant selon Une étoile est née
(Cukor, 1954). En mars 1975, une émouvante et brillante, littéralement, Rosemary
Clooney se demanda au Merv Griffin Show What Are You Doing the Rest of Your Life?,
modèle de lyrisme interrogatif dû à Michel Legrand et aux Bergman, Marilyn
& Alan, pièce autrefois chantée par Michael Deeds à l’occasion de The
Happy Ending (Brooks, 1969). Je passerais bien, jusqu’à un certain point,
le reste de ma vie à l’écouter, à me remémorer, m’immerger parmi cette
mythologie américaine qui ne s’anime que dans les films, dans les disques, dans
son sourire et sa voix, qui n’exista pas tout à fait comme cela. Néanmoins je
ne le puis, ne le désire, et la vie de Rosemary, femme amoureuse à défaut
d’aventureuse, rieuse et malheureuse, soyeuse et fumeuse, terrienne et
aérienne, m’incite à autre chose qu’à l’autarcie, à la nécrophilie. Continuer à
« smiler », à la Cary Grant, ou continuer à écrire, contre le pire,
l’alternative me va, son microsillon me sied. Pour votre Love, labor of love au propre, au figuré, j’aimerais
que vous m’entendiez, me lisiez, je vous dis, je vous écris, un modeste et
sincère merci, chère « Rosie »…
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