Le Livre d’image : Five Fingers


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jean-Luc Godard.


Vieillard invisible, désormais doté de la voix off de l’ordinateur cacochyme de Alphaville (1965), Godard ne raconte plus une contre-histoire du cinéma, il dé/remonte un magma similairement mémoriel, cosmopolite, par conséquent polyglotte, il manie, in extremis, l’orientalisme, le démystifie. Placé sous le double signe de la « superposition », musicale ou non, cf. l’explication du contrepoint, de la destruction, litanie des conflits, fragilité de la chose filmée, du sujet, de l’objet, Le Livre d’image (2018) illustre à sa manière celui, juste littéraire, fi d’iconographie, de sa compagne Anne-Marie Miéville, intitulé Images en parole. Ici, comme en peinture estampillée moderne, le matériau se métamorphose en thème, en motif, sens musical en sus. Ici, les discours accordés, contradictoires, dialoguent en stéréo, variation, pourquoi pas, sur les duos d’opéra. Une main cristallise la condition classée humaine, des trains renvoient vers le méta, le Moyen-Orient, même présent, se dérobe « sous les yeux de l’Occident » insouciant, peu préoccupé d’altérité rencontrée. Accompagné par « l’archéologue », « pirate », documentaliste Nicole Brenez, le Suisse inaccessible, Cannes inclus, dématérialisé, palmé, ressasse de guerre lasse l’espèce dégueulasse, demandait jadis Jean Seberg dans À bout de souffle (1960), cependant capable, à l’image du métrage, d’instants d’humour, de tendresse, de sensualité, de beauté toujours retravaillée. D’un(e) « ri(mak)e » à l’autre, l’art radote, la TV bégaie, les sociétés ensevelies survivent via leur esthétique. Le néant de l’écran, le silence de la conscience, scandent le fleuve fluorescent, à expérimenter avec ses yeux, ses oreilles, son cerveau, à l’instar d’un trip psychédélique à travers les siècles, surtout le vingtième.

Au bout de l’horizon, le spectre de la révolution, au bout du barthésien « tissu de citations », définition d’écriture, pas seulement cinématographique, se tient la toux du locuteur, du narrateur, dont le récit s’assimile à un essai, délesté de scénario, mâtiné de romanesque. Fresque modeste, individuelle et collective, Le Livre d’image ne fait pas du « cinéma politique », salut à Eisenstein, viva Vigo, il fait « politiquement du cinéma », reprise d’une formule fameuse de l’intéressé, de « JLG », trio d’initiales d’un être ni « redoutable » ni génial. Jamais emmerdant, tant mieux, point passionnant, tant pis, l’ultime chuchotement aux cris mutiques du cinéaste reconverti en artiste multimédia, en monteur de nos malheurs, rarement de nos joies, voilà, s’apparente en panorama à A History of Violence (David Cronenberg, 2005), ressemble à un état des lieux désastreux, démultiplié, multilingue, au risque du cradingue, le Pasolini de Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976) opine, le générique express mentionne en source « Porno », scato, sale, peu « théo-kolossal », quoique. Tout ceci, avouons-le, ne renverse rien, ne parvient à la suprématie de la poésie, néanmoins évite le piège du piètre collage, de l’assemblage à message, du parasitisme post-moderne. Finalement, dès l’époque de Pierrot le Fou (1965), Belmondo bleuté, explosif, reconnaissable sur la bande-son, dès le temps d’avant des vagues nouvelles, Godard pratiquait le patchwork, que cela ou pas vous importe. Le Livre d’image tresse ainsi ses propres images, par exemple un extrait de l’incarné Hélas pour moi (1993), avec le reste des traces retenues, vues et revues, rapprochées, tripatouillées. Parlons de contamination, de prolifération, de dégradation, de corps pas encore mort, celui de l’octogénaire, celui du cinéma qui demeure à faire, à défaire, du monde à maudire, à rebâtir.


En bonne logique symbolique, le voyage immobile, audiovisuel, acoustique et mythologique, Barthes itou, s’achève sur une séquence de danse, issue du segment Le Masque emprunté au Plaisir (1952) de Max Ophuls, déjà relecture de Maupassant, ouvrage également utilisé au moyen de La Maison Tellier, Jean Gabin court au côté du train de la campagnarde putain Danielle Darrieux, joyeux. Boucle bouclée de vieillard essoufflé, insoupçonné, surprise de la partenaire solitaire, mystère du hors-champ, immanent au milieu du moment, dans le murmure, la rupture, la coda porte en point d’orgue un épuisement des imageries, plutôt qu’une putréfaction de la représentation. Danse dionysiaque nietzschéenne, ou enténébrée selon William Irish, le mouvement miroité, l’enlacement souvent désolant, devrait tendre vers davantage de réalité, elle-même en manque de réel, reflet au carré qui résonne tel un appel pluriel, non une leçon de démission, moralité douce-amère d’un opus secondaire, c’est-à-dire élaboré à partir du préexistant, du pré-filmé, pas du prémâché, au risque du mortifère, in fine film résilient, sinon stimulant.


Commentaires

  1. Jean-Luc Godard est depuis des lustres, sacré pape de la Nouvelle Vague,
    ce qui un brin l'agace,
    de tout ce qui dit vague,
    de cette époque révolue, il témoigne :
    "On était nos propres fantômes."
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2014/05/godard-accroc-au-jeu-video.html

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    1. "Ce n'est pas la nouvelle vague, c'est le vague absolu", dixit Duras Marguerite à Bulle Ogier, pas si oublieuse ni oubliée...

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