Francofonia : Alexandre le bienheureux
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre
d’Alexandre Sokourov.
Codicille inutile à L’Arche
russe (2002), Francofonia (2015) retravaille le
motif principal du patrimoine pictural, enjeu esthétique et historique, ludique
et mélancolique. Si le précédent ouvrage se terminait sur une mer menaçante,
celui-ci commence, à distance, par sa sœur tempétueuse, risquant de couler le cargo chargé de tableaux, rime interne,
histoire qui se répète, à l’instar de l’Histoire toujours suspecte, dotée de sa
grande hache à la Perec. On retrouve itou les marins eisensteiniens, les
cercueils de Leningrad assiégée, ici évoquée via des images d’actualité assez saisissantes, je pense en
particulier à ce plan d’un enfant décédé sur des marches d’escalier, presque
une œuvre en soi, loin d’Odessa, située au bord de l’obscénité, en écho à une
fameuse photo de « migrant » minot, échoué sur une plage turque, aux p(l)eureuses
portes de l’Europe. « Que serions-nous sans l’Europe… » se demande de
manière rhétorique l’ami Dirk au téléphone, fantôme numérique, face pixelisée,
convoyeur d’œuvres dissimulées, soumis aux ruptures à répétition de la liaison
coupée. La réponse appartient à chaque citoyen, surtout demain, Sokourov
illustre la sienne, placée sous le signe de la protection des biens plutôt que
des personnes, de l’union sacrée entre les meilleurs ennemis,
« cousins » décimés par trois conflits frontaliers. Francofonia
peut ainsi faire penser le cinéphile au Train (John Frankenheimer, 1964), à Monuments
Men (George Clooney, 2014), à Diplomatie (Volker Schlöndorff, idem), puisqu’il retrace, en partie, une
rencontre au sommet, de conservateurs d’Occupation préoccupés de conservation,
en l’occurrence Jacques Jaujard & Franz von Wolff-Metternich.
Tandis qu’à l’Est, pas seulement sur
le front, les atrocités empestent l’inhumanité de l’humanité, mention spéciale
à la mère et au marmot morts de froid, vite cannibalisés par les survivants
affamés, amitiés gastronomiques-apocalyptiques au Cormac McCarthy de La
Route (John Hillcoat, 2009), le fonctionnaire et l’aristocrate boivent
du café, conversent à propos d’un secret accepté, à savoir le déménagement préventif
des collections du Louvre en lieu sécurisé, chez des châteaux de province à
respecter selon l’administration s’adressant aux soldats teutons. Tout ceci,
Sokourov le reconstitue en mode méta, au format d’antan, en texture sépia,
flanqué du directeur de la photographie français Bruno Delbonnel, chef
opérateur sur son Faust (2011) et par ailleurs collaborateur de Jean-Pierre
Jeunet, des frères Coen ou de Tim Burton (Dark Shadows, 2012). Louis-Do de
Lencquesaing (Caché, Michael Haneke, 2005, L'Apollonide : Souvenirs de la
maison close, Bertrand Bonello, 2011) & Benjamin Utzerath, acteur à
la TV, on note un Tatort, s’y collent, incarnent leurs rôles au premier degré,
marionnettes animées. Francofonia inclut en sus une
Marianne sans âme, devise ad nauseam, et un Napoléon concon, espion
égocentrique, ersatz narcissique, porteur d’une thèse discutable, l’art en
carburant de la guerre, misère. À la solitude assistée du steadicamer valsant à travers l’Ermitage se substitue l’esseulement
subventionné du cinéaste, en train de monologuer au creux de son bureau
nocturne, de tresser en simultané un essai se désirant une sorte d’exercice
médiumnique, de résurrection de saison, bien sûr co-financé par l’institution hexagonale,
que le résultat point académique, calibré, coloré, publicitaire, dut peut-être
décevoir, allez savoir.
Mausolée multimédia en cela similaire
à l’item précité, cet opus modeste se situe délibérément, dès
le début, dans une subjectivité assumée, amusante et amusée, où le locuteur
s’interroge avec une souriante candeur au sujet de la patience du spectateur.
Sorte de Jules Verne délocalisé à Moscou, Sokourov, avec ou sans les mânes du
cher Tchekhov, n’ennuie jamais, jamais ne passionne. Il manque au métrage trop
sage une force sauvage, entrevue en noir et blanc, dans l’hiver et le sang.
Face à l’extrait refroidissant d’un « journal intime », l’homologue
du « capitaine » (Nemo) à domicile fait « grise mine », ne
dépasse, hélas, le stade d’un digest
superficiel en philosophie des formes, à l’Occident le culte du portrait, aux
musulmans son absence, amen. Face à
la barbarie bienséante, la beauté, la complicité, seules nous sauveront, ah
bon, l’esthète nazi recevra même, juste récompense et suprême ironie, une
légion honorifique pour son (in)action stratégique. Face à l’affront de la
capitulation, de « l’agression » pas si policée, la francophonie et
la francophilie font office de pansements apposés sur la blessure impure, alors
que sur le territoire des anciens tsars, le bolchévisme et le nazisme
s’affrontent sans une once de merci, au risque du manichéisme. Son générique
déplacé en introduction, Francofonia s’achève donc sur un tandem de chaises vides, présage de sa
possible réception en salles. En vérité, il convient au petit écran du PC, de
la TV, il ne renverse rien, il n’informera que les moins attentifs, les plus
amnésiques. Malgré les écrits de Roberto Rossellini, les déclarations d’Orson
Welles à Paris, faut-il faire de la lucarne domestique, de son équivalent
électronique, désormais mondialisé, un outil didactique, un vecteur
d’éducation, une émission de transmission ?
Franchement, quand on visionne Francofonia,
tout sauf détestable, à aucun moment indispensable, on se dit que non, en tout
cas pas comme ça. Comment filmer la peinture ? Comment reconstituer une
chronologie ? Comment harmoniser la conscience individuelle et le discours
collectif au carré, celui des témoignages, des images ? Comment, en
définitive, réfléchir aux reflets rassemblés, sinon momifiés, par la mémoire
muséale, autant « roman (inter)national » que le reste ? La
caméra en apesanteur de Sokourov, son montage guère à la Sergueï, ne lassent
pas ni ne convainquent. En résumé, Francofonia enfonce des portes
ouvertes à coup de (couteau) pinceau politique, dépeint un couple improbable,
estimable, au cœur d’un réseau élargi, triangle maudit, radouci, de la France,
de l’Allemagne et de la Russie. Film cosmopolite et par conséquent polyglotte,
produit culturel par définition, par ambition, il s’apparente à une fable de
surface, à une dystopie in extremis évitée, conjurée, consacrée à
la force et à la fragilité des destinées, des alliances, des souffrances, des
destructions, des créations, des reconstructions. Que l’art, partout, procède du
pouvoir, on le savait déjà depuis longtemps, tovarich invisible, vaine vanité
du visage évacué, on le confirme aujourd’hui, à Notre-Dame de Paris, à l’Arc de
Triomphe napoléonien, de cérémonie du 8 mai, fissa relooké à cause des
iconoclastes « gilets jaunes». De l’auteur de L’Arche russe, objet
certes surfait, toutefois fréquentable, (re)lisez-moi ou pas, on pouvait
espérer davantage que cette élégie jolie, in
fine optimiste, l’art nous survivra, voilà, voilà, les « hommes de
bonne volonté » y pourvoiront, respirons.
Demeurent, je le disais au-dessus,
deux ou trois secondes d’indicible, de trouble, d’insupportable,
d’irreprésentable, pourtant présent, enregistré, conservé, capable d’avaler la
vision par son vide vertigineux d’obscurité, source d’insanité à/contre
laquelle tout art véritable puise et s’obstine, n’en déplaise à l’humanisme light d’Alexandre. Personne ne peint ni
ne sculpte, n’écrit ni ne cadre ex nihilo,
certo, mais n’importe quelle création « digne de ce nom » comporte
une part de néant, d’anéantissement, miroir des sociétés mortelles et cependant
irréductible à leur disparition-transformation. La nuit du vingtième siècle,
une parmi d’autres, immortalise la vie d’autrui, me renseigne sur la mienne,
les compositions identifient la nation et l’excèdent, l’art s’apprécie en pays
transfrontière, à faire, à refaire, à défaire, cf. le Jean-Luc Godard du Livre
d’image (2018). Et toi, dans tout cela, visiteur de département ou pas,
historien ou bon à rien ? Tu navigues à vue, au milieu du courant inclément,
pris, tel le Dirk de la diégèse, les modèles en poussière, lestés d’une
présence spectrale familière, dans des flux esthétiques et politiques qui te
dépassent, rendu à ton statut de locataire solitaire, d’amateur énamouré, de
clameur au désert 2.0, au musée du ciné imaginaire, peu austère. Dans la « grande
galerie » de ta vie, les « filles du feu », aux yeux d’or,
ressemblent presque à des copies restaurées de la funeste Belphégor…
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