La Piste des géants : La Conquête de l’Ouest
Vaine vanité de vallée surévaluée ? Peinture plaisante à la
simplicité puissante.
Opus pionnier
dédié, au propre, au figuré, aux pionniers, La Piste des géants
(Walsh, 1930) surprend par sa permanente picturalité, par son effrontée
frontalité, qui multiplie à l’infini les plans d’ensemble, les plans
rapprochés, reliés par des raccords axés. Émancipé du muet, ce matriciel western, au sens étymologique-géographique
du terme, semble poursuivre une sorte de proscenium
muséal, puisqu’il arbore une binarité du cadre imperturbable, à peine ponctuée
par une poignée de gros plans, de travellings
latéraux ou arrière, à côté des cavaliers, devant la caravane. Même anamorphosé
en widescreen, même limité au capot du
PC, le 70 mm originel parvient à conserver une partie de son immensité
immersive, soutenu par un solide sens de la composition. Presque un siècle
après, tout ceci séduit car ne succombe à la pompe, à la momification de
l’académisme. En dépit des apparences, des influences, l’aventureux Walsh ne
peint pas, il fait du cinéma, dès lors chaque instant de sa fresque Fox
friquée, insuccès en salles, dommage, fourmille d’animation(s), possède une
majesté de vitalité, voire de trivialité. Ici, l’héroïsme s’assortit de
pragmatisme, les personnages ne sauraient se hisser au niveau de l’archétype
hiératique. Marrants, émouvants, les immigrants respirent, dépassent le pire,
se déplacent, occupent l’espace, tandis que la caméra quasiment documentaire,
toujours en plein air, accompagne/duplique leur périple particulièrement
cinématographique, panoramique. Tourné in
situ, délesté de la moindre
transparence, saupoudré de notes d’anecdote, souvenirs sonorisés du silencieux
ciné, comme les cartons d’introduction à répétition, La Piste des géants déploie sa
plénitude placide, s’apprécie en parcours picaresque, à la grandeur modeste.
Il s’agit, aussi, d’une odyssée de
déplacement doté d’une dimension biblique, de la quête audacieuse, religieuse,
heureuse, malheureuse, d’une « terre promise » mythique, sise au-delà
de l’Oregon, no man’s land in extremis
atteint, acclimaté, civilisé. Conduits par un éclaireur/trappeur, nos colons
pas concons, plutôt européens, prennent un grand chemin (The Big Trail de
l’intitulé original) à travers la nature sauvage (wilderness) et croisent des Indiens pas si « sauvages »,
davantage diplomates, sinon douaniers, passez sans vous installer, please. Breck Coleman leur doit
beaucoup, à savoir son excellence, parle leur(s) langue(s), joue les médiateurs
encore porteurs d’un cœur. Longtemps avant le révisionnisme de mortification
des seventies, le père Raoul traite
cette familière altérité avec doigté, respect, pudeur, y compris pendant
l’attaque du convoi, remarquez une étonnante contre-plongée, à moitié enterrée,
de chevauchée plumée. Pas de manichéisme, pas de dolorisme, pas de piètre
pathos sur les tombes des aventuriers tombés, pas l’endroit pour ce mauvais
cinéma, la chronique continue, l’horizon apprend à modérer les émotions.
Ouvrage de voyage, de vengeance, de « justice » et de romance, La
Piste des géants prend son temps, ne fait pas perdre le sien au public,
pourtant peu réceptif, en pleine période dépressive, à son dynamisme immobile,
à sa morale du lendemain meilleur, quitte à le payer de sa sueur, de sa peur. Le
film épique, politique, poétique, cosmopolite, versions multiples à la clé, débute
à la Mark Twain, à proximité du Mississippi, se termine au milieu d’une forêt de
séquoias, prophétique de celle de Sueurs froides (Hitchcock, 1958),
notez en outre, ultime mouvement au-dessus des amants, le panoramique vertical
jusqu’à la cime des arbres, orienté vers l’invisible divin.
Escorté de scénaristes en série, d’un
casting choral impeccable, d’un décorateur
ad hoc, Harold Miles auparavant au
générique du Roi des rois (DeMille, 1927), ensuite chez Disney (Blanche-Neige
et les Sept Nains, Hand, 1937), flanqué de son frérot George en
assistant, d’un directeur de la photographie fameux, Arthur Edeson éclaira Le
Monde perdu (Oyt, 1925), À l’Ouest, rien de nouveau
(Milestone, 1930), Frankenstein (Whale, idem),
The
Old Dark House (Whale, 1932), Le Faucon maltais (Huston, 1941) ou Casablanca
(Curtiz, 1942), Walsh délivre donc une œuvre valeureuse, ambitieuse, adulte,
aux mesurés tumultes. Ni hagiographe ni historien, le cinéaste ressemble à un
chercheur d’or, à un mentor. Il immortalise en effet la beauté, l’intégrité, le
talent évident du juvénile John Wayne, « acteur iconique aux pénibles
opinions politiques », relisez-moi ou pas au sujet du Love de Rosemary Clooney,
lui donne un pseudonyme de star, lui
donne un premier rôle tout sauf de hasard. Qu’importe si le Duke dut attendre
disons une décennie, avec patience, persévérance, la glorieuse diligence de La
Chevauchée fantastique (Ford, 1939) : dès La Piste des géants, le
futur Dernier des géants (Siegel, 1976) captive à l’écran, mélange
assez irrésistible de force et de fragilité, de candeur et de ferveur, de danse
et de renaissance. Quelque chose du mémorable-remarquable Ethan Edwards de La
Prisonnière du désert (Ford, 1956) se met déjà en place, s’esquisse en
certes moins obsessionnel, raciste. Coleman agit par amitié, pas par amertume,
il traque des meurtriers, il ne recherche point sa nièce adoptée à l’insu de
son plein gré. Au terme de son cheminent individuel, collectif, ses trois
ennemis enfin défaits, le voici de retour auprès de sa Ruth, compagne de route
récalcitrante et néanmoins aimante maîtresse de maison en rondins, promesse de
séjour serein.
Tel Ulysse réuni à Pénélope, l’homme
(re)gagne son home, sa famille estampillée
recomposée par notre modernité, la proche épousée partageant ses jours avec un
frangin et une sœurette cadette. Ironie de cérémonie, Wayne remettra bien plus
tard un Oscar à Michael Cimino à l’occasion de son Voyage au bout de l’enfer
(1978), épopée controversée ; auteur, bientôt, de l’impitoyable, infernal
et peu factuel La Porte du paradis (1980), le réalisateur refera à sa façon la
virée du Wyoming, mais en cinquante années, l’adversaire changea de visage, se
dévoile désormais en capitaliste à domicile, de guerre civile ressassée,
réactivée en replay. Pour l’instant, La
Piste des géants persiste à cartographier un territoire édénique,
dangereux, un champ profond des possibles préservé des clôtures
administratives, un environnement virginal où perdre volontiers, in fine, sa virginité. Je ne reviens pas
à présent sur le sympathique O.H.M.S. (Walsh, 1937), je voudrais
juste vous inviter à visionner cet item
également en noir et blanc, mille fois plus vivant, élégant, intéressant, que
la plupart des excréments, pardon, des métrages méprisables, méprisants,
disponibles actuellement, et niet à la nostalgie. Face à la perfection
fordienne, à l’intensité sensuelle, sensorielle, très tourmentée, d’un Anthony
Mann, je pense en particulier à Winchester ’73 (1950), à L’Appât
(1953), à L’Homme de l’Ouest (1958), trilogie apocryphe incontournable, Raoul
Walsh ne démérite pas, loin de là, The Big Trail méritant largement son
exhumation numérique, sa galette guère suspecte, tant pis pour la « présentation »
scolaire du bon Patrick Brion et le double portrait dispensable de Marion
Morrison commis par Christophe Champclaux, estimable spécialise d’un certain
Bruce Lee. Un couteau, deux tonneaux, un chaud manteau : te voilà paré(e),
équipé(e), prêt(e) au départ…
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