Félicie Nanteuil : Maryline


La star et le poissard, le répertoire et le corbillard, le hasard et le brouillard…


Moins singulier qu’Yves Allégret (Une si jolie petite plage, 1949, Manèges, 1950, Les Orgueilleux, 1953), notre Marc homonyme commit Fanny (1932) ; avec Félicie Nanteuil (1945), il semble associer Entrée des artistes (1931) à La Demoiselle et son revenant (1952). La psychologie se substitue ainsi à la sociologie, la culpabilité remplace la théâtralité. En termes cinématographiques, on passe par conséquent de My Fair Lady (George Cukor, 1964) à Hantise (George Cukor, 1944). Co-écrit par le scénariste Curt Alexander (Liebelei, Max Ophuls, 1933) et le dramaturge Charles de Peyret-Chappuis (répliques de Ce corps tant désiré, Luis Saslavsky, 1959), dialogué par Marcel Achard, collaborateur régulier du réalisateur, aussi auteur de Madame de… (Max Ophuls, 1953), le métrage éclairé par Louis Page (Espoir, sierra de Teruel, André Malraux, 1945, L’Amour d’une femme, Jean Grémillon, 1953, Maigret tend un piège, Jean Delannoy, 1958, Le cave se rebiffe, Gilles Grangier, 1961, Mélodie en sous-sol, Henri Verneuil, 1963), monté par Henri Taverna (L’Armoire volante, Carlo Rim, 1948, Notre-Dame de Paris, Jean Delannoy, 1956), musiqué par Jacques Ibert (plusieurs ouvrages de Julien Duvivier + le Don Quichotte de Georg Wilhelm Pabst, 1933 et le Macbeth d’Orson Welles, 1948), se tourna en « zone libre », en 1942, vit sa sortie repoussée de trois années, merci à la censure allemande, sans doute outrée par les activités dans la Résistance de Claude Dauphin & Louis Jourdan, signalons qu’Alexander décéda en déportation. Les « notes de production » d’Eddy Moine, fils cinéphile d’un certain Eddy Mitchell, nous apprennent l’origine italienne de la société de production Impéria. Disponible depuis une décennie en DVD, « en copie remastérisée haute définition », Félicie Nanteuil transpose (in)fidèlement Anatole France et bien sûr immortalise la chère Micheline Presle.


Presque centenaire, déjà légendaire, toujours populaire, l’actrice affiche alors ses vingt ans surprenants de maîtrise instinctive, une pensée pour les vingt-cinq ans renversants de Kim Novak à l’époque de Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958), sa Judy divisée quasi à l’identique. Le disque inclut d’ailleurs une « rencontre » d’un quart d’heure, sympathique et anecdotique, conduite par le spécialiste Jean Ollé-Laprune. Durant un instant, sur un divan, ses bas ôtés à proximité d’une cheminée par, assure-t-elle, naturelle, sens des convenances, touche d’érotisme domestique, Félicie philosophe au sujet de sa beauté, avérée, relative, supplie son Robert énamouré de l’aimer au-delà de cela, et le spectateur contemporain adoube sa doléance, saisit bien que la plastique impeccable de Mademoiselle Presle ne dissimule pas l’étendue de ses capacités, de sa vivacité, de sa sensibilité, de sa sensualité. Désormais esseulée, puisque Danielle Darrieux & Michèle Morgan parties, l’estimable Micheline anime la mise en abyme avec allant et talent, secondée par le sieur Dauphin de manière remarquable, tant il faut disposer d’excellence afin de simuler la médiocrité. Quant au juvénile Jourdan, muni d’une moustache à la Omar Sharif, il esquisse le séducteur sans cœur de Lettre d’une inconnue (Max Ophuls, 1948), il tombe vite vraiment amoureux de la comédienne guère sereine, leur liaison, assurée ou supposée, en reflet du récit. Focalisé sur son héroïne au prénom et au patronyme à la Balzac, à la Zola, Félicie Nanteuil déploie une autarcie dédoublée, d’abord professionnelle, ensuite personnelle. Aux planches chantées, interprétées, répondent les « quatre planches » du suicidé Cavalier, Chevalier chez Anatole, venu se descendre sur le seuil des amants auparavant indifférents, puis tourmentés, séparés, lui marié, admiratif, elle « arrivée », disons au sommet du célibat, oui à la gérontophilie jolie.


Item doux-amer, doté d’une mère compréhensive, complice, d’un père par procuration, Pygmalion à la con, Aimé mal nommé, mal-aimé, Cyrano maso, cabotin point mesquin, dérisoire et sincère, émouvant et inquiétant, répudié par un félin fielleux baptisé Scapin, équipé de sonores souliers usés, running gag acoustique, drolatique et mélancolique, Félicie Nanteuil, n’en déplaise au boîtier cartonné, ne saurait constituer un « Une étoile est née à la française », pas plus qu’un divertissement inoffensif, amnésique, réfugions-nous, pourquoi pas, parmi le proche passé, la reconstitution costumée, oublions pendant le temps de la projection les privations et les exactions de l’Occupation, de la collaboration. Si le script dégraisse et développe l’humour moralisateur de la novella de 1903, Félicie ne connaît la félicité, la gloire se paie au prix du désespoir, le remords mord la muse, mea maxima culpa sur le matelas, Allégret livre une œuvre assez allègre, y compris au creux du funèbre. « Attends-moi dans un fiacre après le spectacle » : l’évocatrice invitation évoque évidemment Madame Bovary, tandis que la dernière demi-heure se mâtine d’expressionnisme, arbre menaçant à la Tobe Hooper (Poltergeist, 1982) et cimetière à la Hammer en prime. La caméra de Marc, mobile et précise, portraiture « plusieurs femmes en une seule », définition identitaire autant qu’art poétique, et son illustration de cette Histoire comique, c’est-à-dire une tragi-comédie centrée sur des comédiens, un vaudeville viré vers le mélodrame, même débutée à la fin du dix-neuvième siècle, terminée en 1902, s’autorise des correspondances pertinentes avec le pesant présent d’avant. « Et d’abord, c’est un diplomate. Et le ministère des Affaires étrangères, aujourd’hui tout le monde sait ça, c’est le refuge des incapables » ou « Il s’agit de vivre. […] Nous avons le droit de vivre et d’être heureux » prennent une portée particulière, paraissent s’adresser directement au public, sinon contrer l’œcuménisme de fait nuancé, souvent stimulant, de la complexe Continental.


Ni La Chienne (Jean Renoir, 1931), ni Le Carrosse d’or (Jean Renoir, 1952), Félicie Nanteuil possède sa propre personnalité, ses convaincantes qualités, « françaises », persiflera bientôt François Truffaut, pamphlétaire nécessaire mais non dénué d’arrière-pensées, cinéaste à la filmo intéressante, tout sauf délestée de défauts, s’amuse en sus du narcissisme muséal, sentimental, cf. les photographies rassemblées à domicile par le fanatique aristocratique, émeut joliment, dépourvu de pathos, d’apitoiement, au moyen de larmes de pluie, d’un remuant « Laisse-moi, mon chéri » prononcé par Micheline, au visage détourné, trempé par l’eau de studio. De Molière à Racine, de l’anonymat aux vivats, de la joie à la « gueule de bois », ce film méconnu, ranimé, mérite réellement sa (re)découverte, conserve sa valeur d’écho au Cœur révélateur de Poe. Une fois la fable affable et dépressive achevée, il ne reste plus qu’à soupirer, à s’éclipser, à « baisser le rideau » sensu stricto, à s’évanouir en silence, salle désertée, au carré, via une valse attristée, toutefois réjouissante.


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