Arsenic et vieilles dentelles : 13 fantômes


Des citrouilles, de la trouille ? Une catharsis complice.


Revoir peut revenir à redécouvrir : en visionnant hier soir Arsenic et vieilles dentelles (Capra, 1944) en double DVD collector, par conséquent équipé d’un portrait de l’acteur plutôt plaisant, complet, tant pis s’il oublie ce titre-ci, doucement narré par Helen Mirren (Cary Grant: A Class Apart, Trachtenberg, 2004), je me surpris à penser au Chant du Missouri (Minnelli, 1944), à La Corde (Hitchcock, 1948), à Gremlins (Dante, 1984), voire à La Famille Addams à la TV. Cette « Halloween tale » constitue, on le sait, une dark comedy, raconte une histoire d’altruistes assassinats en série, affiche un frère anxiogène aux faux airs de Frankenstein (Whale, 1931) à la sauce Karloff, respecte les trois unités de temps, de lieu, d’action, de la tragédie, à part un prologue sportif, administratif, et un bureau de « maison de repos ». Modèle d’adaptation cinématographique d’un succès de Broadway, scénario signé des jumeaux Epstein (Casablanca, Curtiz, 1942), Arsenic et vieilles dentelles duplique sa tonalité contradictoire jusque dans sa réalisation alerte, précise, rythmée, donc capable de s’étendre sur la durée, presque deux heures au compteur. La caméra de Capra associe ainsi une frontalité théâtrale, de proscenium transposé, de « quatrième mur » à présent d’écran, et une proximité, un découpage, un paysage, impossibles à produire sur scène. Si Pagnol dépassait les planches par le plan-séquence, par la présence de la Provence, si Guitry y parvenait par la facétie, la toute-puissance de la profération-projection, revoyez Le Roman d’un tricheur (1936), matière doublement romanesque, si le Cassavetes de Opening Night (1977) faisait assister à une représentation d’intériorisation, Capra, doté d’un personnage méta de critique dramatique, de situations réflexives, de mises en scène miroitées, crée un huis clos de studio, un conte de tumultes pour adultes, une « farce » en effet « friandise », formule fameuse du trick or treat.



Le cinéaste considérait l’entreprise telle une récréation d’occasion, une façon de s’affranchir des mélodrames démocratiques propres à ravir l’humanisme US, auxquels il doit sa renommée sérieuse, voire pleurnicheuse, mentionnons Monsieur Smith au Sénat (1939) ou La vie est belle (1946), ben voyons. Mais, je le redis, je le réécris, le cinéma non politique n’existe pas, a fortiori lorsqu’il se défend d’être idéologique, lorsqu’il prétend occuper seulement le champ du distrayant, alors Arsenic et vieilles dentelles persiste à nous dire aujourd’hui des choses intéressantes sur l’Amérique nordiste d’hier, au bord de l’entrée en guerre, en amont sur celle des colons du Mayflower, des scalps partagés, se remémore Mortimer Brewster, Candide en costard au prénom mortuaire, flanqué d’un tandem de meurtrières, ses tantes charmantes, au racisme modéré, d’une fratrie pourrie, bonne pour la prison et l’asile, avec ou sans cicatrices explicites et clairon à la con. Fable très affable sur « l’adulescence », les apparences, la normalité, la monstruosité, la sexualité, l’insanité, Arsenic and Old Lace me rappelle le Poe du Système du docteur Goudron et du professeur Plume, dépeint pareillement les USA, fi, cette-fois-ci, d’un Sud français fantasmé, en rassemblement de fadas, en « nid de coucous » relous à survoler délesté de secours, la police se piquant de pièces à peine utile, in extremis, par inadvertance, par mauvaise croyance. Exactement comme dans La Maison près du cimetière (Fulci, 1981), les tombes entourent la pension de famille fatale, aux allures d’Auberge rouge (Autant-Lara, 1951), elles en occupent la cave, localisation very psy, le « Ça », tout ça, et cetera. Au cœur du divertissement vraiment amusant, constamment élégant, se devinent une noirceur invisible, une « image manquante », mémoire de massacres liminaires, Auschwitz en perspective.


Pudique, Capra ne cadre pas le contenu cadavérique du coffre de fenêtre, mausolée à domicile, insoupçonnable, ni les fosses creusées au sous-sol, plus tard celui de la peur selon Craven (The People Under the Stairs, 1991). « Film d’horreur » rieur, Arsenic et vieilles dentelles (s’)autorise à sourire du pire, rend festif le fait divers, drolatique la maltraitance infantile, détail autobiographique, pain psychanalytique. Ici, il s’agit de se dépêcher de perdre sa virginité, d’en être toujours empêchés, destination retardée des chutes du Niagara où chuter en intimité, éclaboussés, pourquoi pas, par une « femme fontaine », l’attachante Priscilla Lane de Cinquième Colonne (Hitchcock, 1942) s’y colle, bientôt Marilyn Monroe (Niagara, Hathaway, 1953). Ici, un médecin allemand bon à rien, bon qu’à boire, porte un patronyme écourté de « Créature » de Mary Shelley, de physicien relativiste. Ici, un célibataire esseulé, que deviendra-t-il à notre départ, ma sœur, se prend pour Roosevelt, astucieux jeu de mots de la VO sous-titrée (« rousse svelte »). Avant que la fille du révérend et l’ennemi du mariage n’en arrivent à se « connaître », euphémisme biblique, il faut que le héros grandisse, se dessille, affronte la folie-philanthropie en face, rejoue en replay actualisé, new-yorkais, la lutte d’Abel & Caïn, salut à l’ange gardien du suicidaire Jimmy Stewart. Il faut qu’il se défasse de sa famille infernale, néfaste, qu’il fuie loin de la nécropole d’Arlington, se casse de Brooklyn. Il faut, surtout, qu’il accomplisse un triple internement à la Une femme sous influence (Cassavetes, 1974) et se désolidarise d’une lignée de meurtriers, qu’il risque de perdre la raison, qu’il gagne une nouvelle identité, gage de santé mentale, de délivrance conjugale, puisque in fine fils délaissé de cuistot de bateau, salut à Steven Seagal (Piège en haute mer, Davis, 1992).


On le voit, la comédie macabre à la moralité désenchantée, résiliente, déploie une désillusion puis accompagne une émancipation, s’appuie sur un passé qui ne passe pas, un héritage d’outrage, une situation d’aliénation, sens duel. Opus choral, Arsenic et vieilles dentelles doit sa réussite irrésistible, ludique et lucide, à un ensemble soudé, énumérons les noms du compositeur Steiner (King Kong, Cooper & Schoedsack, 1933), du DP Polito (Les Aventures de Robin de Bois, Curtiz, 1938), du monteur Mandell (L’Homme de la rue, Capra, 1941, plusieurs Wyler & Wilder). Capra produit, Warner exécute, le casting comprend beaucoup de talents, je me limite à nommer Lorre & Massey, Mesdemoiselles Adair & Hull, Messieurs Alexander, Carson, Horton. Grant, généreux, ne s’aimait pas, se trouvait à tort over the top ; Boris, hélas, ne put se libérer ; Capra, enrôlé, bénéficia d’un sursis d’assemblage, prit du plaisir, ne se prit pas au sérieux, tant mieux. Pour eux deux, l’ouvrage s’avère une sorte de retour aux sources, au spectacle live, à l’économie de moyens. Dans Arsenic and Old Lace, le réalisateur ne cherche pas à provoquer le vertige, la peur, il exorcise le féminin fantastique, politique, bis, du quasiment méconnu Les Horizons perdus (1937), sommet de diégèse, de CV, il se souvient davantage de ses débuts chez Sennett, du slapstick, de ses flics, de la screwball comedy acclimatée, immobilisée, de son New-York Miami (1934). Commencée par une bagarre générale, l’œuvre valeureuse s’achève sur un clin d’œil à l’Alice de Lewis, taxi driver/théière humaine de chapelier cinglé. Entre-temps, l’exquis Cary nous adresse carrément deux regards caméra, nous rend témoins reconnaissants, au-delà des décennies, de la sortie différée, des documentaires martiaux, de ses mésaventures domestiques, de son odyssée identitaire, de son « roman familial » et national. Un film surfait, une vieillesse inoffensive, une dentelle datée ? Une plaisanterie point sinistre, peuplée de spectres pérennes, de secrets d’actualité, pertinent exemple de discours divisé, de contraste harmonieux et de rafraîchissement funèbre.


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