L’Ardoise : L’Addition


Une ardoise à effacer ? Un tableau noir à adouber.


« La vie, la mort : des malentendus » résume in extremis Jean Desailly, déguisé en flic ironique, possible lecteur de Camus dramaturge, dont la chère Simone Valère, veuve vénère, vient de descendre Jess Hahn, exécuteur incontournable. Peu avant, Michel Constantin, encore couché, mettait fin à ses jours trop lourds, après avoir tabassé à tort Salvatore, Adamo désormais hospitalisé, entre la vie et la mort. Dans L’Ardoise (Bernard-Aubert 1970), mélodrame œdipien repeint en polar revanchard, les pères par procuration causent l’infanticide accidentel de leur fils adoptif, déjà orphelin à cause du suicide d’un géniteur originel spolié, sali. Ici, au sein d’une France enfuie, en fuite, disparue, propice à réjouir la nostalgie rassie, sinon raciste, de certains cinéphiles en ligne, les baignoires immaculées ressemblent à des tombes prédestinées, les hommes s’aiment d’amitié masculine, pas d’amour homosexuel, non merci, même en prison, ah bon, les femmes se prostituent à la ferme, dorment dévêtues, passent sur leurs épaules un peignoir psychédélique, appellent en pleine nuit la gendarmerie, roulent en Fiat rouge décapotable contre la grisaille du Havre, se servent d’un pistolet en némésis sans merci. Commencé comme une comédie carcérale, le métrage d’un autre âge dévie vite vers la mélancolie de la tragédie, dépourvue de seconde chance, tant pis pour la romance. Quatre-vingt-deux minutes suffisent à illustrer la chute rapide du trio de hasard, de poissards. Voici, en définitive, un exemple exemplaire de ce l’on nomme, en lexique critique, avec arrogance, condescendance, le « cinéma du samedi soir », n’y allez pas voir. Cependant la curiosité se retrouve parfois récompensée, alors saluons à sa mesure cette réussite authentique, presque inédite, en tout cas méconnue, bienvenue.


Décédé l’été dernier, indifférent, Claude Bernard-Aubert s’avère un cinéaste divisé, à la fois mainstream et classé X. Sous son vrai nom, il signa le solide L’Affaire Dominici (1973, Jean Gabin ne commet rien) ; sous le pseudonyme anagrammatique de Burd Tranbaree, il signa Soumission (1979), salutations à Michel Houellebecq, vu jadis à la TV par votre serviteur en version soft, dès lors rebaptisé Clarisse. Une scène de L’Ardoise, au cours de laquelle Philippe affirme que le sexe instrumentalisé, assez festif, préféré « à l’usine », accompli parmi la paille, peut aussi s’assortir de sentiments, paraît donc un plaidoyer pro domo, un présage des tendres outrages subis par l’héroïne de la relecture languissante, pas déplaisante, de Belle de jour (Buñuel, 1967), Brigitte Lahaie & Richard Allan substitués à Catherine Deneuve & Jean Sorel. CBA débuta en reporter indochinois et son addition argotique affiche une rafraîchissante violence sèche, Adamo tel un punching-ball maso, gare au « non-gréviste », à la sortie de route en déroute, peut-être en partie imputable à ce qu’il vit/vécut/filma là-bas. Adapté d’un opus de Pierre Lesou, déjà papa du Doulos (Melville, 1962), dialogué par l’indispensable Pascal Jardin, éclairé par le compétent Jean Tournier (Compartiment tueurs, Costa-Gavras, 1965, Le Voyage du père, La Patellière, 1966, L’Homme à la Buick, Grangier, 1967, Le Petit Baigneur, Dhéry, 1968 + Moonraker de Gilbert, 1979, et un triplé d’Alain Delon, Trois hommes à abattre, Deray, 1980, Pour la peau d’un flic, 1981, Le Battant, 1983), monté par le régulier Gabriel Rongier, musiqué par Salvatore Adamo lui-même, ses mélodies judicieusement arrangées-dirigées par l’expert Alain Goraguer, produit par Marcel Arlan (Les Grandes Gueules, Enrico, 1966, une pensée pour la regrettée Marie Dubois, Franz de Brel, 1971), L’Ardoise, co-production franco-italienne, inclut de surcroît des caméos pas cons de Bobby Lapointe, Jacques Legras et Fernand Sardou, tandis qu’Élisabeth Wiener, délivrée de La Prisonnière (Clouzot, 1968), apporte un peu d’air frais, féminin, à ces voyous pas si vauriens, aveuglés par la vindicte, dotés d’une morale stoïque, convention de saison.



Ni ersatz du Trou (Becker, 1960), ni photocopie de Un flic (Melville, 1972), L’Ardoise parvient à séduire le spectateur contemporain parce qu’il parvient à saisir quelque chose de cette époque permissive et dépressive, de jupes/robes courtes, de sexualité estampillée libérée, rurale, pas si éloignée, en raison de sa sensualité estivale, disons d’un Renoir, cf. La Grande Illusion (1937) ou Le Déjeuner sur l’herbe (1959), très française, et de « crise », pluriel optionnel, à venir, de paranoïa pas sympa, de terrorisme mettant à jour, de manière volontairement spectaculaire, les terreurs de la torture. Lorsque, colérique, fou de fric, incapable d’encaisser sa trahison supposée, Théo maltraite « Sciences-Po », plonge sa tête dans l’eau du lavabo, Le Petit Soldat (1963) de Godard nous revient fissa en mémoire, et les innombrables saloperies de la guerre d’Algérie, « événements » anonymes, indélébiles, d’amnésie nationale. Le passé qui ne passe pas se double, je le disais supra, d’une patine mythologique, psychanalytique, où le personnage contradictoire-cohérent de Constantin fait d’un seul élan figure de défenseur et d’ogre sidéré par sa propre cruauté injustifiée. Celui qui condamnait les juges pour jouer avec la vie d’autrui, commettre des erreurs irréparables, se transforme en mécanique punitive, en fatum infect. A contrario, le « gros » Bob, Amerloque calculant les « boules » fournies en nourriture, moqueur des « meules » de la péripatéticienne champêtre, démontre une tendresse insoupçonnée, une éthique fatidique. Il recouvre ainsi Salvatore assoupi, bouteille alcoolisée vidée, d’un pull paternel, il retourne chez feu Bastien afin de réparer « l’impair », y perd l’équilibre, tombe à la renverse sous les balles de l’avertie hôtesse, éloquent effondrement muet, pour solde de tout compte.


Les diamants peuvent être éternels, les diamantaires s’enterrent, le vol sent le formol. La discrète virtuosité de Bernard-Aubert transparaît durant la séquence du nocturne cambriolage au chalumeau, modèle de minutage, de découpage, de tension, de recréation, puisque toute tournée en nuit américaine, d’abord ponctuée de percussions, ensuite poursuivie par une poursuite et un fossé enflammé. « Les temps changent » observe la pas bête Élisabeth, prénom en doublon, conductrice altruiste et rousse en rose, pourtant l’essentiel funeste reste présent, permanent, les mecs manquent de lucidité, plutôt que de solidarité, les femmes, amères ou sucrées, pâtissière soupçonneuse ou ménagère occupée, s’en sortent mieux, se situent du côté de la vélocité, des possibilités. Amusant, émouvant, réalisé par un réel réalisateur, conduit par un casting convaincant, estimable, L’Ardoise s’achève sur un drolatique bruit humide, quelque part entre la vraie-fausse noyade d’une complice et la chasse des toilettes tirée en catharsis pénitentiaire, évacuons les quatre murs cellulaires. Toujours au niveau du son, signalons qu’un invisible orchestre de timbales en métal, terme duel idoine, escorte un prisonnier émancipé, évocatrice idée de ciné acoustique, ludique. Lesté de sincérité, délesté de médiocrité, il s’agit bel et bien d’un film fréquentable, d’une fable au charme affable, à la tristesse joyeuse, jamais paresseuse ni sentencieuse, qui méritait ma prose ad hoc, point coupable de marotte d’archéologue…


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