Barfly

 

Un métrage, une image : Le Poison (1945)

Et je bois

Dès que j’ai des loisirs

Pour être saoul pour ne plus voir ma gueule

Je bois

Sans y prendre plaisir

Pour pas me dire qu’il faudrait en finir

Boris Vian

Renommé, récompensé, The Lost Weekend dialogue à distance, dès le premier plan, d’un escalier dévalé le temps, avec un autre conte de dédoublement, au bestiaire mortifère – Psychose (Hitchcock, 1960), évidemment. En le redécouvrant en DVD, on peut aussi songer à La Maison du docteur Edwardes (Hitchcock, 1945), à L’Homme au bras d’or (Preminger, 1955), à Shock Corridor (Fuller, 1963), au Cercle rouge (Melville, 1970), à Shining (Kubrick, 1980), au Festin nu (Cronenberg, 1991). Au carrefour du « film noir », « fantastique », sinon « horrifique », chauve-souris à la Lugosi, pas encore d’Asie, incluse, de l’étude de mœurs, du portrait intérieur, Le Poison carbure donc à l’accoutumance, à la clémence, à l’impuissance, à la transparence. Wilder esquive le didactisme, le moralisme, le manichéisme. Son écrivain en vain, alcoolique quand même charismatique, y compris au creux du puits à vaseux whisky, possède une permanente lucidité, une démoniaque ingéniosité, il provoque à la fois l’effroi et la pitié, en personnage tragique presque parfait, puisque les dieux cessent de décider, à part parmi les prêteurs sur gages respectueux des religions, du samedi malédiction. Si l’après-guerre dépressif l’infuse en sourdine de sa mélancolie, s’il sacrifie toutefois à la pénible et puérile psychologie, la dépression du Poison relève de l’existentiel, se dote d’une dimension biblique aux éléments multiples, explicites : le camé, de trente-trois ans âgé, effectue un chemin de croix au carré, souvenirs et présent du pire, sa nuit de Gethsémani à lui se situe à New York, capitale interlope d’invisibles cohortes d’accros « anonymes », en effet, qui n’incitent plus à rire, plutôt à pleurer, évocation de conclusion, d’horizon, de possible répétition. Tendu, entretenu, imbibé, désinhibé, l’excellent Milland, récemment troublé par de Ginger Rogers la déguisée beauté (Uniformes et jupon court, Wilder, 1942), doit décéder pour ressusciter, être sauvé via un ersatz de Marie, admirable Jane Wyman, Jack Warner en « propriétaire », longtemps avant le bouleversant et surcoloré Tout ce que le ciel permet (Sirk, 1955), flanqué d’un frère meilleur ennemi, Abel se blesse, Caïn ricane. Et car tout cela ne suffit pas, l’émule de Madeleine se prénomme Gloria, gloire à toi, au plus bas de l’odieux. Matérialiste et doloriste, dramatique et drolatique, The Lost Weekend constitue de surcroît une réflexion en action(s), au sujet de l’art salvateur, du récit de (sur)vie à (re)vivre, à (d)écrire, mise en abyme d’une traversée des ténèbres terminée en plein jour, merci au stimulant amour, au deus ex machina sympa de machine à écrire et à ne pas maintenant mourir. Leçon de réalisation, d’interprétation, freudienne ou non, Le Poison remplit d’émotions, rempli de citations, Shakespeare & Verdi, pardi. Il mélange l’immobilisme de la stase, de l’impasse, au mouvement épique, panique, de la musique, ah, Rózsa, le réalisme au romantisme, noir, pétri de désespoir, il associe l’écrit au cri, la plume au revolver, le miroir au « miracle », la circularité, infernale, « vicieuse », à la solidarité, idéale, pluvieuse, l’observation médicale à la sociale, cf. le brosseur « de couleur ». Grand enfant et petit perdant, complaisant, désolant, résistant, résilient, Birman devient en définitive adulte, materné, sevré, auteur, en hauteur. La catharsis accomplie, le public applaudit, puis, ironie, peut-être boit un verre, tel Ness (Les Incorruptibles, De Palma, 1987).

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