Madame porte la culotte
Un métrage, une image : Chaussure à son pied (1954)
Comédie de mœurs amusante et mineure
tramée par un cinéaste tout sauf amateur, Chaussure à son pied, même adapté
d’un scénique succès, ne ressemble jamais à du théâtre (mal) filmé, tandis que
la séquence de delirium tremens annonce celle, célèbre, du bien
nommé Cercle rouge (Melville, 1970). Mais Montand fout le camp,
Laughton cartonne, carbure à l’alcool, petit patron abonné à la boisson en
réunion, papounet endeuillé, fi de sa défunte et trop parfaite femme, voici
trois filles serviables et infernales. Notre épigone du roi Lear, très près de
sa tirelire, exploite sa triple progéniture, passe ses jours et quasi ses nuits en piètre compagnie,
amitié imbibée, sinon intéressée, au Moonraker, pas celui de Bond, bien sûr,
habituée. Alice & Vicky se rebiffent, envisagent le sauvetage du mariage,
la première avec un avocat aux « empeignes à faire honte à la magistrature »,
fichtre, la seconde éprise du grand gamin d’un marchand de maïs moraliste.
Maggie, la trentenaire aînée, de son austère côté, se voit vite humiliée,
malgré de sa présence rassurante, dirigeante, la nécessité. Le mec à la cave,
c’est-à-dire le bottier sous-payé, sous-estimé, soudain visité d’une lady âgée, argentée, donc respectée,
propriétaire à ses pieds, au propre, au figuré, fera l’affaire, la caissière ne
manque pas d’air, elle le déloge de sa logeuse miséreuse et acrimonieuse, fiche
par terre les fiançailles en forme de funérailles, se fait fissa embrasser de
l’élu doué, intimidé, ravi du rapt, de la tirade de sa future femme et
partenaire en affaires dotée du fameux sens idem
et idoine. Des coups de ceinture assénés, un prêt de bonne société provinciale
accordé, un sous-sol loué, aménagé, en lieu de travail publicisé, bientôt plébiscité,
en lieu de vie où perdre ensemble une virginité encombrante, une chute au clair
de lune, en partie provoquée par l’insupportable solitude, puis le complot
rigolo se met en place aussitôt, pseudo-poursuites en justice pas tristes,
machiavélisme domestique, de quoi rendre
fortes les représentantes du sexe faible privées de dot. Pendant ce temps, la
mariée ne perd pas de temps, pygmalionne guère à la gomme, maîtresse
d’analphabète, remplie de fierté face à cette démonstration dédoublée
d’émancipation partagée. Au nouvel an, nouveau départ plein d’allant, crise
cathartique, partenariat sympa, discussion au sujet de l’enseigne et des noms,
valeur sentimentale et symbolique d’alliance en cuivre. Le gentil Willie
s’affirme et s’affermit ainsi, l’amour le relooke, sa virilité réveillée
l’invite à rivaliser avec le beau-père, jusqu’à l’appeler Père. Lui-même
« womanizer », en tout cas selon le co-scénariste Norman Spencer,
amitiés à l’itou émancipée Spears Britney, Lean co-écrit et co-produit, sous
l’égide de la London Films de Korda, oui-da, il dirige un trio staccato et
legato, la déterminée, néanmoins magnanime, Brenda De Banzie bien entourée de
l’émouvant John Mills et de l’ogre nonobstant bonhomme Charles Laughton, il
dirige son dernier film en noir et blanc, avant le vertige visuel et sensuel du
Vacances
à Venise (1955) suivant. Tel le patriarcal protagoniste, il peut
compter sur une équipe technique infaillible, professionnels modèles mis au
service de sa vision de dérision et d’émotion, de seconde chance et de reflétée
renaissance. Construit en boucle bouclée de botte stylisée, agitée, Chaussure
à son pied, traduction en situation du Hobson’s Choice d’origine,
titre patronymique et polysémique, puisque la décision appartient à plusieurs,
en cœur, en chœur, se soucie en définitive de soft féminisme victorien, ni revanchard ni vain, ni misandre ni
mesquin, ni moqueur ni émasculateur, au contraire, ma chère. Conte de classes
conté avec classe, d’une élégance constante, le dixième film de Lean séduisit
la critique et le public, à Berlin un ours doré se vit décerner dans la foulée.
Près de soixante-dix ans après, il continue à exercer un charme pas si suranné,
à la douce lucidité, à la tendresse revêche. Si l’aimable Maggie ne saurait
ensevelir le souvenir des tout autant comiques ou davantage dramatiques Elvira
& Ruth (L’esprit s’amuse, 1945), Laura (Brève rencontre, 1945),
Mary (Les Amants passionnés, 1949), Jane (Summertime, 1955), Lara (Le
Docteur Jivago, 1965), Rosy (La Fille de Ryan, 1970) ou Adela (La
Route des Indes, 1984), elle (re)met, en résumé, un homme au monde…
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