Le Cobaye

 

« Too good to be true » ? Pas pris, pas vu, épris, bienvenu…

Disons une dizaine d’années après, on réécoute donc l’increvable Can’t Take My Eyes Off You, pourtant, dans l’intervalle séparant The Deer Hunter (Cimino, 1978) de Conspiracy Theory (Donner, 1997), le voyage en effet infernal au Vietnam s’évanouit, puisque revoilà le projet MK-Ultra, Clinton succède à Nixon, l’amitié masculine autour d’un billard, de retour trop tard, se dissout en solitude, en séjour à l’asile. N’en déplaise à notre modernité très conditionnée, les complotistes ne racontent pas que des contes et des conneries, en tout si l’on en croit ce Complots quasi prophétique, au script signé Brian Helgeland, le cinéaste de Payback (1999), Mel se (la) ramène, surtout le scénariste du Cauchemar de Freddy (Harlin, 1988), L.A. Confidential (Hanson, 1997), Créance de sang (2002) ou Mystic River (2003), tandem d’Eastwood. Gibson s’y prend un peu pour le Robert De Niro de Taxi Driver (1976), autre satire sentimentale d’esseulé désenchanté, aussi cinglé que rédimé. L’adulte Julia (Roberts) remplace la juvénile Jodie (Foster), il ne s’agit plus de la sauver, davantage de la protéger, sinon de l’épier. Voyeur doté d’un cœur, Jerry y passe et y perd ses nuits, comme collé au creux du taxi, maison mobile aux drôles de monologues, à faire frémir ou sourire les clients plus ou moins patients, dont le réalisateur en caméo d’intro. Ici, le titre de la chanson en situation doit être (com)pris de manière littérale, car le cobaye de la CIA, aux délires en série a posteriori lucides, ne peut décoller son regard clair et noir de l’orpheline rétive et vite magnanime, écuyère solitaire in fine attristée puis apaisée. Ange gardien presque serein, qui dévore, s’interroge, qui chantonne, qui marmonne, le chauffeur mateur ne ressemble ni au photographe plâtré de Fenêtre sur cour (Hitchcock, 1954), ni à l’acteur trompé de Body Double (De Palma, 1984). Il (sur)veille, sur sa belle, le pare-brise lui sert d’écran, ciné à domicile, écho à Bardot & Nougaro. En coda de Complots, revoici Frankie Valli, ensuite Lauryn Hill, un trio d’impro d’hommes guère à la gomme, une libre et au ralenti amazone. Mais maintenant, la radio radote à propos d’Oswald, Mel manie mal ses jumelles, se contrefout des cordes de Carter Burwell, à contre-jour, camé à l’amour, il observe la svelte silhouette, en train d’accomplir sa gymnastique nocturne, spectacle aussitôt rapproché, apprécié, gros plan de l’actrice rousse, de l’assistante du procureur au prénom de rêveuse et rêveur. Pourquoi Alice sans Lewis s’épuise, se demande le dingo accro. Le cinéphile le devine : la scène, jamais malsaine, même modèle de « male gaze », au propre et au figuré, cristallise la mécanique fantasmatique du ciné. Amoureux d’une image, d’un mirage, Jerry souffre d’interférences, capte sa fréquence, se met à l’unisson de la muse, de la sirène, de l’obsession. Le monde désormais obscur et coloré, out of focus, on se concentre sur l’épicentre, l’invisible mouvement du tapis d’appartement, course individuelle avec laquelle rimera la cavalcade finale. Le visage inconscient, adoré en zoom avant, strié par l’ombre d’un store, Julia Roberts incarne l’obscur objet du désir, le remède à la mélancolie de Mel, symbolise à elle seule le principe du cinéma analogique, du protocinéma d’autrefois, lui-même déjà à cheval, du vénérable Eadweard Muybridge, auquel Nope (Peele, 2022) adresse un clin d’œil en contexte, c’est-à-dire une suite de prises fixes, animées au moyen de la projection, technique ou psychologique, la persistance érotique et optique. Ce moment émouvant et amusant permet à Donner de résumer le métier, sa portée poétique et politique, machine intime, réservoir de récits, fables, folies, épiphanies, où puiser l’envie de (sur)vivre, d’aimer, de résister, de s’évader, films fraternels, de flamme(s) et de femme(s), face au film-réalité infect et inepte du storytelling généralisé, et conspiration de respiration…

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