Le Repas de bébé

 

Un métrage, une image : Les Années Super 8 (2022)

« Fiction familiale », « fragment d’autobiographie » homonyme, le film intime se situe sous le signe des « commencements », pas seulement ceux des enfants, affiche l’épiphanie des premières et uniques fois, met en « récit » la « trace » d’autrefois, mais il documente a posteriori des disparitions en série, celles d’un désenchanté Chili, d’un Portugal apparenté à Tanner, d’une Cergy associée à Rohmer, celles d’une mère au carré, de grands-parents du paternel côté, d’un mari fumeur et filmeur. Ce cinéma dit amateur, jamais mateur, dépourvu de pathos, manie aussi l’étymologie, l’amour et le désamour, le couple en route puis en déroute, la publication et la séparation. Durant une décennie, (re)voici la France de mon enfance, prise à travers le prisme et l’objectif subjectif d’une caméra « désirable », (em)portée là-bas, sur soi, en train d’enregistrer du « temps muet », auquel les mots d’Annie Ernaux vont un « sens » d’existence accorder, longtemps après. Avant que le profil de la jeune femme « lisse », « aux avant-postes du temps » sise, présente et absente, à l’écran et à l’écart, issue d’une autre classe, en sourdine dotée d’une rage de « race », ne se dessine dans la « lumière dorée » d’un indien été, « tombée sur le passé », médaillon à contre-jour de coda, Dassin substitué à Ferrat, les prises de vue de la mise en scène du vécu débutent auprès d’un calme lac, d’une belle baraque, d’un soudain simulacre, leur « durée nouvelle » émerveille, douce « violence » de la brièveté des instantanés, des instants déjà datés. Il s’agit d’une silencieuse « saisie véritable de la vie et du monde » à sonoriser, musiquer dare-dare, cinquante ans plus tard. En parallèle à la pratique publique, pudique et ludique de la pellicule, Annie ressent la « nécessité d’écrire », de rédiger en secret un « rouge roman violent » rassemblant de son CV les « événements ». Du socialisme au cosmopolitisme, il suffit d’un vol, du Nouvel Obs. Le « bonheur », les « choses belles » et mortelles, il faut se magner de les immortaliser, comme la féminine homosexualité, la « lenteur oubliée », l’écologie pas encore mondialisée, découvertes au creux de la rurale Ardèche. « Ce sont les gens qui rendent les films touchants », leurs mutiques « corps éloquents », que l’on croise au cœur de la camelote d’un Maroc en toc, en Allemagne de l’Ouest entre bière et Wagner. « Un livre ne change pas la vie » s’aperçoit Annie, tout sauf « femme au foyer », touriste d’Albanie, puisque « tropisme mêlant fascination et répulsion », de filmer étatique autorisation. « Les ruines antiques ne vieillissent », se fichent du communisme, Leconte au ski écoute le surnom de Boby (Lapointe), « rituel d’hiver et devoir de plaisir ». La reine guère sereine, aujourd’hui âgée, constate « l’inanité » des objets. À Londres, radieuse, elle se souvient de la « jeune fille au pair si peu heureuse ». Les repas d’anniversaire, éphémères, se font la malle, la « lassitude » de se regarder, de vivre ensemble, s’installe. En Corse, le rôle pas drôle de « nourricière » et « gestionnaire » contredit les idées de « liberté », d’« égalité » sexuée, donc une éducation de saison, de « Française du continent ». VGE viré, le président « hautain » le méritait bien, l’Espagne de Franco devient celle de l’ETA illico, de Hemingway, allez, alors que « l’épreuve initiatique » de l’automobile périple prélude aux « espérances » mitterrandiennes. Tandis que les visages s’évanouissent au visionnage, le duo se délite, la Russie soviétique se visite, « émotion » d’oraison. La narratrice hérite in extremis de ses deux fils, des « bobines » de films, « gardienne d’une mémoire » réelle et illusoire. Une fois la progéniture désormais parents, il convient de « retrouver les disparus vivants », les « bribes d’une vie familiale prises de manière invisible dans l’histoire de l’époque », de les montrer, de les monter, de faire rimer des feux d’artifice et des bougies de gâteau, un moment « joyeux et mélancolique » de projo à huis clos et un documentaire au discret brio, co-signé Annie & David Ernaux-Briot, home movie des tournants d’antan d’une vie, modeste tangente assez stimulante au tracé d’autrui.

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