La Prisonnière du désert : Mon oncle

 

Manier la lumière, quitter ses ténèbres…

Une première porte, d’abord ouverte, une seconde, ensuite fermée, clôture de l’épopée, accomplie en optique truquée : voici la célèbre boucle bouclée de La Prisonnière du désert (Ford, 1956), film majeur de son auteur, où « un poète de la haine », dixit Scorsese, s’entête à retrouver, durant des années, sa nièce à la fois adorée, détestée, gosse à la Oz, voire survivante à la Anne Frank, fissa transformée en squaw, mais pas trop. Ford filme donc un double retour, il le fait de façon magnifique, pour ainsi dire contrapuntique, considérez, d’une scène à la suivante, spectaculaire et discret, le changement d’axe à cent quatre-vingts degrés. Aussitôt surcadrée, à contre-jour éclairée, part noire de nuit intime, ainsi figurée, signifiée, plus tard à l’assemblée attablée exposée, par un personnage au racisme décomplexé, assumé, une femme s’avance vers un panorama en effet monumental, celui de Monument Valley, précédée en travelling avant, peu avant. On peut presque éprouver le vent sur l’écran, visiter le vaste espace du site ensoleillé, bien servi par le procédé VistaVision, dont se souviendra le Sturges du Dernier Train de Gun Hill (1959) et bien sûr le Hitchcock de Sueurs froides (1958), La Mort aux trousses (1959), son VRP attitré, via La Main au collet, Mais qui a tué Harry (1955) ou L’Homme qui en savait trop (1956). Les notes de Steiner deviendront vite, en coda, un chœur masculin, à propos d’improbable « peace of mind », amen. Dorothy Jordan, elle-même épouse du Cooper de King Kong (& Schoedsack, 1933), ici belle-sœur en sueur, en douceur, dotée d’une surprenante intensité, et plus si affinités passées, apparaît en contre-champ, son visage à l’égal du paysage. Remarquez le raccord du mur en briques et du fond du générique.

Elle éponge son front, elle avise un esseulé cavalier, Wayne arrive, entre deux naturels totems, à l’arrière d’une couverture aux motifs disons indiens, de s’aérer en train. Aaron, biblique prénom, frérot de Moïse, s’interroge au sujet de son frangin, point Caïn, quoique, puis un plan d’ensemble, à la composition millimétrée, présente Debbie & Lucy, le benjamin Ben, adoubeur de sabre. Les hommes dans les bras ne se tombent, ils se serrent la main, cela et d’autre rien. Dorothy/Martha lui souhaite la bienvenue à la maison, il l’embrasse sur le front, elle s’éclipse à reculons, chorégraphie jolie. À l’intérieur, un plan-séquence et un travelling arrière achèvent les présentations en réunion, la diagonale de la table centrale de la perspective globale à l’unisson. Une coupe, effectuée en contre-plongée, souligne la sensation de solidité, puisque lourdes poutres entrecroisées, au-dessus des principaux intéressés (on sait que Ford visita Welles sur le set de Citizen Kane, 1941). Appréciez au passage, à partir du panoramique, le travail épatant sur la profondeur de champ, signé du fidèle DP Winton C. Hoch. Cependant la scène du raid et du rapt va renverser ce bel ordre, pourtant dépourvu de concorde, aux tensions sous-jacentes, Ford métamorphosant Pippa Scott en scream queen horrifique, horrifiée, illico calmée, gifle féminine, recouvrant Lana Wood, little sister de Natalie, d’une ombre comanche menaçante, à la M le maudit (Lang, 1931), pardi. Une fois finie la mission du récit d’obsession, sinon de rédemption, un dernier ranch le premier remplace, supplante, Ford filme une famille différente, recomposée, apaisée. Le panoramique s’inverse, Madame Jorgensen cache ses larmes, Laurie, ravie, court à la rencontre de Martin, métis sans malice.

Auparavant, le « Let’s go home, Debbie » d’Ethan, surcadré par une grotte à proximité, répondait à distance, désormais lesté de clairvoyance, au « Welcome home, Ehan » de la massacrée Martha. Alors ne demeure plus personne à haïr, plus rien à détruire, plus rien à faire ou défaire, hors porter dans ses bras la prisonnière volontaire, délivrée d’un désert aux allures de racial et familial enfer. Ward Bond, révérend clément, capitaine de rangers texans, observe les retrouvailles en silence, assis, attentif, complice, Natalie/Debbie touche terre, avance, bien entourée, en travelling arrière. Tandis que le couple rentre à son tour, plan-séquence quasi en POV, encore surcadré, au sein de la fraîche obscurité, rime des extérieurs aux intérieurs, in situ suturé au studio, Wayne s’écarte du parcours, de l’amour, avec une élégance de danseur, se tient tout seul, enserre son coude sur le seuil, geste fragile, grâce de colosse, se retire de l’avenir, d’une Amérique nordiste remodelée, escorté par son sien «  fly away », en écho à celui des minots sur la sombre et brillante river de La Nuit du chasseur (Laughton, 1955). Dans Lawrence d’Arabie (Lean, 1962), Omar Sharif mettra une éternité à arriver, mouvement d’avènement, de conte itou culturel et cruel. Muni de sa démarche inimitable, Wayne, à nouveau suprême, orphelin et mesquin, misérable et admirable, profanateur, scalpeur, parent de cœur, nous tourne le dos, emblématique anti-héros. En résumé, la pleine possession de sa plénitude puissante, inspirante, en parallèle, allez, à la réalisation du Renoir de La Grande Illusion (1937), chaque plan rempli, à sa place, mélange d’éloquence et d’évidence, sommet de classicisme stylisé, personnalisé, il fallait à Ford, afin de rendre fabuleuse, fiévreuse, la quête inquiète des chercheurs de The Searchers, mecs en manque, en souffrance, morts-vivants de viol et vengeance (rape and revenge), in extremis rédimés par la femme, la flamme, du foyer, accessoirement par la maestria d’une caméra et la lucidité, la générosité, d’un regard rétif au désespoir.

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