La Horde sauvage : Angel

 

Se tirer, s’en tirer, se retirer…

Assurons-le à nouveau, au risque de (se) lasser : la violence au cinéma n’existe pas, pas même chez le spécialiste, surtout spécialisé, Sam Peckinpah. Ainsi surgit une équivalence à valeur de correspondance, voire de transcendance, toujours placée à distance, y compris en plein cœur du chaos, on va le (re)voir illico. Pour résumer, au documentaire la captation de l’exécution, au film fictif sa représentation, sa recréation, le mythe funèbre du snuff movie, puis sa déclinaison souvent conconne de torture porn, sis parmi, au milieu, à la fois défi interdit et fantasme odieux. Le cinéaste, on le sait, désirait du réalisme, jusqu’à la nausée assumée du spectateur voyeur. Pourtant, la seconde fusillade de La Horde sauvage (1969) va vite, en dépit du ralenti, vers une autre direction, celle de l’abstraction – n’en déplaise à Kathryn Bigelow, on pense donc plutôt à Pollock qu’à Goya. Durant sept minutes sidérantes, on assiste certes à une démonstration de maestria, en matière de montage et de caméra, mais pas qu’à cela. Avec sa haute technicité documentée, commentée, la scène matérielle et surréelle possède une puissance et une plénitude en définitive irréductibles aux analyses narratives, aux questions éthiques, aux points de vue politiques, il convient par conséquent de l’approcher, sans l’emprisonner, en de poche épopée, via ses caractéristiques poétiques, polyphoniques contrapuntiques. Escorté par Jerry Fielding & Lou Lombardo, compositeur, assembleur, Peckinpah improvise in situ, sur le set, dans sa tête, une séquence de collective démence, dont l’élaboration, la réalisation, la réinvention, six mois de gestation, relèvent du règne suprême de la raison. Au sein de ce massacre commencé par un égorgement à dimension méta, de ce moment à chaque instant, à chaque plan, stimulant, stupéfiant, Sam fusionne l’apollinien et le dionysiaque, la grâce et la barbaque, le suicide et le sublime, au sens kantien du terme, c’est-à-dire de beauté d’épouvante, admirable, éprouvante.


Peckinpah multiplie les prises de vues, les perspectives, dézingue les zooms, change les échelles, varie les vitesses, accumule les micro-actions au creux de la macro-action, à répétition, à respiration. Disposé en trois paires en parallèle, en simultané, l’objectif immersif paraît doué d’ubiquité, dénué de moralité, les hommes, les femmes, les enfants, tous se transforment en morts-vivants, en pantins du destin, en cibles visibles, puisqu’ici la terrible lucidité s’accompagne d’une constante lisibilité. Les fusillades en tandem, la première inaugurale, la dernière en effet finale, dialoguent ad hoc, se décantent en jeu dangereux, en leçon de spatialisation. Le rire du baroud se substitue au sourire du dégoût, à la place du jeune chien fou, mélomane armé, amusé, à la Malcolm McDowell (Orange mécanique, Kubrick, 1971), apparaissent et disparaissent, sinistre liesse, de vieux canidés rajeunis et enragés, dignes et indignes d’un mondo cane, au bestiaire symbolique, sinon didactique, de fourmis et de scorpion presque à la Orson Welles. Au reportage urbain de banque braquée, de butin truqué, succède une fresque affirmée en guerre de tous les sexes, en outrages de tous les âges. Classique et cathartique, moderne et intemporel, le diptyque paroxystique et par procuration orgasmique de La Horde sauvage radicalise un style et immortalise un enterrement. Car derrière la destruction se devine la consécration, à défaut de la rédemption, cf. aussi la résurrection collective et comique de la coda du générique. Le lecteur régulier, la lectrice complice, doivent désormais le savoir, sur ce fantomatique miroir, personne ne sépare l’esthétique et la Cité, la poésie et la société. À sa manière exemplaire, magistrale, musicale, archétypale, Sam Peckinpah (nous) parle de tout ça, d’individualité, de solidarité, de mélancolie, de furie, non au moyen d’un western manichéen, davantage grâce à un ouvrage qui convie et traduit nos asociales énergies, « part maudite » bien sûr à la Bataille, à (s’) épuiser, à (s’) exterminer ensemble, au cours d’une malheureuse et bienheureuse, royale et létale bataille.  

Commentaires

  1. «La fin de La Horde Sauvage est un festival de destruction, l’expression d’un sentiment très propre à cette fin des années 1960 juste après Woodstock : une génération qui préférait brûler rapidement que s’éteindre à petit feu», explique Fernando Ganzo, qui a dirigé l’ouvrage collectif récemment paru chez Capricci"
    https://www.gauchebdo.ch/2015/09/16/au-coeur-de-la-violence-avec-sam-peckinpah/

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    1. Osterman en semaine :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/07/osterman-week-end-de-la-vie-des.html

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