Invasion Los Angeles : Studio 54

 

Ils vivent et vous crevez, leurs semblables (se) divertissent et les vôtres périssent… 

Un individualiste nihiliste, John Nada ? Plutôt un type qui ne possède rien, à part des outils et des valeurs, pas seulement de travailleur. Un artiste anticapitaliste, John Carpenter ? Davantage un citoyen américain, écœuré par le caractère « unrestrained » du libéralisme reaganien. Invasion Los Angeles (1988) (entre)croise ainsi les colères et les cartographies de Ken Loach & Marco Ferreri, dialogue à distance avec Conte de la folie ordinaire (1981) et Bread and Roses (2000), pareils portraits, associés, dissociés, entre luttes et tumultes, d’une ville à la dérive, en partie paupérisée, exploitée, par conséquent dépourvue de sa patine pasteurisée, ripolinée, au ciné, à la TV. Placé sous le double signe du dessillement, de l’épuisement, l’opus comporte en plus un prêcheur aveugle, comme si la lucidité, en définitive, appartenait aux non-voyants très clairvoyants, cf. le confrère de M le maudit (Lang, 1931) et la consœur du Voyeur (Powell, 1960). Lunettes de soleil ou lentilles circonstancielles, il convient de voir, de savoir, de ne plus recevoir le panem et circenses du cirque médiatique, économique. V se souvenait de l’annexion nazie, des résistants, des serpents ; Invasion Los Angeles se soucie de signal asocial, à l’instar de Vidéodrome (Cronenberg, 1983). Ici aussi, de façon cette fois-ci collective, la réalité hallucine, s’expérimente en simulacre programmé, généralisé, aux diktats en autant d’obstacles à l’exercice d’une liberté confisquée, puisque collaborateurs (in)humains au côté des extra-terrestres décharnés, démasqués. Ce fascisme subliminal d’une poignée de profiteurs aux dépens de la masse, Nada décide de le dévoiler à la majorité, de supprimer pour de bon le songe et les mensonges de la maudite émission.

Comique et christique, il réussit, il se sacrifie. Ni marxiste ni misogyne, Invasion Los Angeles présente pourtant un personnage de traîtresse, salariée du câble redoutable incarnée par Meg Foster, la chère archère de Osteman week-end (Peckinpah, 1983), autre fable fatale au sujet des images, de leurs dommages. Du bidonville à la ville bidon, Nada ne démérite pas, il assiste au saccage d’une église, il se fait repérer parmi un supermarché, celui des Femmes de Stepford (Forbes, 1975) ou de Zombie (Romero, 1978), il commet un massacre au creux d’une banque, bien sûr sans la braquer, il flingue deux faux flics, Anne Parillaud lui dit bravo (Nikita, Besson, 1990), il laisse la vie sauve à un vrai, il rencontre un second déraciné, un second ouvrier, alter ego molto « coloré », en rime au noir et blanc du soudain désenchantement, auquel imposer, après un pugilat d’anthologie, drolatique et dramatique, leçon steadicamée de cadrage, de découpage, de montage, mémorable match de catch accompli au milieu d’une allée abandonnée, le pénible spectacle de l’invraisemblable vérité. « Diviser pour mieux régner », on le sait, ne date d’hier, vise à faire s’affronter les frères, les sexes, les communautés atomisées, les partis politiques putréfiés. Descendu par la critique US, depuis devenu « film culte », Invasion Los Angeles demeure donc un documentaire guère austère, doublé d’un pamphlet prophétique, ludique et fatidique. Le monde décrit, nous y (sur)vivons tous aujourd’hui, a fortiori flanqués d’une providentielle pandémie. Quant au « réchauffement climatique » utilisé par les envahisseurs, certains affairistes en feront fissa leur beurre, à moi l’Alaska, son pétrole de mariole. Porté par un excellent et regretté Roddy Piper, bien accompagné par le solide Keith David, il carbure à l’imposture du « cauchemar climatisé », il pratique le poétique et le politique, il retravaille, ensemble ou détail, des éléments de Assaut (1976), La Nuit des masques (1978), Fog (1980), New York 1997 (1981), The Thing (1982), Starman (1984), Prince de ténèbres (1987), Le Village des damnés (1995), Los Angeles 2013 (1996), Vampires (1998) et Ghost of Mars (2001).

Doté d’un petit budget, d’une grande ambition, Invasion Los Angeles se révèle en modèle de cinéma guérilla, en démonstration magistrale, amicale, d’une indépendance d’esprit opposée à toutes les « polices de la pensée », présentes ou passées, une invitation à la révolte, voire à la révolution, envers tout et tous ce/ceux qui dissimulent et asservissent, réduisent les imageries à des divertissements, des commandements, in extremis des enterrements. Les rances apparences traversées, inversées, renversées, on obtient nada, aucune reconnaissance, aucune renaissance, à peine la visibilité mondialisée d’une invisibilité autorisée, sinon désirée, toujours plus pratique, partout, de détourner ou fermer les yeux, de s’en remettre aux gouvernants, aux vaccinants, à la mise en récit de vos vies via les non-démunis, pardi. Cependant, différencié des morts-vivants, du cynisme anarchiste de Snake Plissken, l’anti-héros du diptyque chronologique cité plus haut, le christ catcheur de Carpenter dégomme la gloire et plastique le désespoir, gagnant et perdant à la Pyrrhus, « terroriste » radieux déterminé à ne plus être terrorisé par le totalitarisme soft d’une société explorée en ersatz jouissif puis dépressif des radicales dystopies d’Orwell & Pasolini, en Angleterre ou en Italie. À l’heure du règne de la peur, de l’application de la paranoïa, de la dérision des droits, de la mise en cage de la marge, They Live vibre d’une envie de vivre et de filmer, au lieu de « dormir » et d’enfumer, non pas dans la nostalgie rassie du déjà discutable « monde d’avant », du « bon vieux temps » débilitant, de son ciné perfusé, « sous clé », mais dans l’élan d’une conscience et d’un courage stimulants, quitte à tout quitter, à sa pauvre peau de pauvre y laisser, à mourir émancipé, désaveuglé, disons à la Spartacus (Kubrick, 1960), au lieu de (se) reproduire un discours docile et muselé de morbidité, d’insanité, sur place à consommer ou trépassé à emporter, CQFD.   

Commentaires

  1. https://obeygiant.com/propaganda/manifesto/
    "C'était un assortiment étrange d'êtres humains égarés, vivant en marge de la société dans une espèce de quatrième dimension où vie et mort ne signifiaient rien. On y existait sans plus." https://www.babelio.com/livres/May-Quarantaine/1299287

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    1. https://www.youtube.com/watch?v=Y2q2jLx7JGw
      https://www.youtube.com/watch?v=Wi7bhNchiUw
      https://www.youtube.com/watch?v=EMvoxhtPXXA

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    2. On ne mesure pas la puissance d'une idéologie aux seules réponses qu'elle est capable de donner, mais aussi aux questions qu'elle parvient à étouffer.
      L'Obsolescence de l'homme (1956), Günther Anders (trad. Christophe David), éd. Encyclopédie des Nuisances, 2002, chap. Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse, p. 312

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    3. https://www.youtube.com/watch?v=WBiL0VEttZw
      https://www.youtube.com/watch?v=6pNHpoXg2VY
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/06/valley-of-love-mirage-de-la-vie.html

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