Je suis timide mais je me soigne : Deux instants dans la vie de Lea Massari

 

Réminiscence de l’évidence d’Anna Maria…  

À l’italianophile Jacqueline

Il existe un mystère Massari, pas celui d’une star, assez dérisoire, disons d’une actrice accessible et cependant à distance. En 1970, en France, en marge du Festival de Cannes, conférence spécialisée, aux questions à la con, guère à foison, flanquée d’un Claude Sautet quasi en colère, d’une silencieuse, quand même éloquente, Romy Schneider, remarquez ce regard, lourd de ressenti, d’histoire, elle s’assied, elle sourit, elle rit, un bout de papier elle plie puis, tournée vers le cinéaste, elle compatit, quel ridicule désastre… En 1977, en Suisse, valeureuse invitée de Christian Defaye, interlocuteur toujours respectueux, souvent pertinent, ni attaché de presse complaisant, ni psychanalyste pontifiant, elle boit, elle fume, elle s’adosse à son siège, elle porte une paire de lunettes, elle parle d’elle et d’autrui, de son métier, de sa vie, comme rarement une autre, avant ou après, débarrassée d’apprêt.. Lea Massari, jadis je la découvris, au présent je l’apprécie, via L’avventura (Antonioni, 1960), Le Colosse de Rhodes (Leone, 1961), L’Insoumis (Cavalier, 1964), Les Choses de la vie (Sautet, 1970), Le Souffle au cœur (Malle, 1971), Le Professeur (Zurlini, 1972), Peur sur la ville (Verneuil, 1975), Le Christ s’est arrêté à Eboli (Rosi, 1979). Elle figure, aussi, au générique de titres signés Monicelli, Bolognini, Risi, Saura, Clément, Frankenheimer, Pinoteau, Granier-Deferre, Deville, les fratelli Taviani, Périer (Étienne & Jean-Marie), Pirès, Rouffio, Akerman, Barouh, Dugowson ou Bertolucci, se renouvelle en comédienne sur scène. Tout ceci signifie, ne saurait la cerner, témoigne de son talent, ne le mesure entièrement, puisque Lea Massari au ciné, italien, français, ne se réduit. Pourquoi, en quoi, cette femme (me) charme et désarme ? En raison de sa maturité, celle de sa beauté, celle de sa lucidité ? Certes, pas seulement.

Tandis que l’entretien avec une actrice, un acteur, écrit, oral, possède une tendance épuisante à s’assimiler à du service après-vente, je viens vous séduire, ma marchandise vous offrir, à la perfection tout fonctionna, observez-moi, adoubez-moi, rendez-vous au cinéma, le mutisme de Lea Massari, ses paroles précises, choisies, excèdent le narcissisme, le mercantilisme, la posture, l’imposture. Durant le dialogue, elle se décoiffe, elle se confie, elle formule des aphorismes tendres et frondeurs, ils feraient presque peur. Filmée de loin, de près, son profil droit magnifié, Lea Massari se livre, on voudrait la délivrer, on ne peut qu’apprécier son calme courage sauvage, fondre à son feu intérieur, « énergie » pressée de surgir, sur l’écran, ou différemment, au risque de l’anéantir. Ce style unique, aristocratique, convivial, relève bien sûr, en partie, du contexte des seventies, de leur souveraineté verbale, voire de leur révisionnisme réflexif, un brin dépressif. Toutefois, en définitive, il appartient à la personnalité de Lea, il participe et prolonge des items précités la persistante persona. Le spectateur assiste, sidéré, ensorcelé, à une sorte de miracle laïc : on regarde, on écoute, un véritable être humain, pas un petit pantin, aux beaux propos, tendus et sereins, à la gestuelle sensuelle, parce que délestée du moindre soupçon d’érotisme, de cynisme, je sais à quoi tu penses, j’exerce mes sexuées puissances. Parvenir à accomplir, alcoolisée, souriante, la douceur et la tristesse d’un inceste, qui, à part Lea Massari, sut réussir pareil pari ? Quant à son retrait anticipé, sillage sans enfantillages d’une trentaine d’années, de varié CV, il se trouvait déjà dans la disparition inexpliquée de L’avventura.

Le clair mystère de Lea Massari s’avère ainsi, d’un évanouissement au suivant, de la vie fictive à la dite vraie vie, l’énigme limpide d’une femme fréquentable, abordable, intelligente, présente et malgré tout, malgré elle et nous, hors d’atteinte, en attente, telle une flamme à la fois flagrante et vite vacillante, phénomène individuel, dissocié de l’absence au carré de chaque image, de chaque corps et esprit sur le film et ensuite la rétine imprimés, exprimés, déguisés, dématérialisés. Clairvoyante, exigeante, discrète, honnête, en marge, au large, la molto cara Lea ne s’oublie pas, elle brille à rebours, son témoignage dépourvu de plumage, de ramage, de double langage, d’outre-tombe télévisuelle la rappelle, la rend éternelle, davantage vivante, immanente, que la masse de morts-vivants au quotidien occupant la multitude des écrans. Symbole d’une époque à la flotte, d’un système économique en fuite, co-productions européennes, alliances latines, d’une liberté de jouer, de parler, de ne rien faire, de se taire, un peu « privilégiée », elle-même volontiers le reconnaît, Lea Massari quitta, tout sauf à contrecœur, quoique, un anxiogène et incertain milieu. La méritait-il, muni d’inanité, de facticité, de clanisme, de consumérisme ? Non ou oui, la signora Massari mérite ces quelques lignes, salut sudiste, cinéphile, fi de nostalgie, de nécrophilie, adressé, depuis le désert désolé, médicalisé, de la médiocre modernité, à une chère étrangère, dont la lumière familière, point austère, l’éclaire et nous éclaire, au miroitement de l’amusement et de la mélancolie de Lea Massari.      

Commentaires

  1. Grand merci pour ce billet quasi hypersensible en hommage à Lea Massari, une actrice en vérité qui donne tant de coeur à l'ouvrage, au risque de la crise cardiaque sur le plateau de l'aventure ; de l'orgueil des Princes, celui d'être issue d'une famille de la bonne bourgeoisie romaine, de son caractère entier et flamboyant, peut-être la marque pour se différencier d'une attitude bienséante et souvent hypocrite d'un certain milieu, ou le sentiment de ne pas être assez aimée pour elle-même, voir anticiper la peur des gens, peur aussi de la perte d'un amour trop cher ?
    Si élégamment naturelle, naturelle à stupéfier chaque spectateur, spectatrice
    comme dans ceci : La femme en bleu (Michel Deville, 1973)
    https://www.youtube.com/watch?v=_aX1ocu-kaU
    ou encore ceci (parce que je sais que vous le prisez fort comme acteur)
    « Le Professeur » de Zurlini avec Alain Delon, Lea Massari…http://www.inthemoodforcinema.com/tag/l%C3%A9a+massari
    Grand Merci pour la touchante dédicace de coeur à la culture italianophile !

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    1. Toujours un plaisir de vous faire plaisir...
      Donc Deville avant Kubrick, Lea & Michel à la place de Marisa & Ryan :
      https://www.youtube.com/watch?v=KT7IYpjcpD4

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    2. Nos Chers Vivants N°3 : Dino Risi https://www.youtube.com/watch?v=5xJsUJV1PRU

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    3. Merci pour ceci.
      D'un Risi au suivant :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2019/06/pauvres-millionnaires-alice-ou-la.html
      Et cet album estimable, édité chez Gremese, daté du siècle dernier :
      https://www.lalibrairie.com/livres/dino-risi--maitre-de-la-comedie-italienne_0-199320_9788873010203.html

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