La Fille de Trieste : Noyade interdite

 

Ragazza de Gazzara, tristesse de Trieste…

À la généreuse Jacqueline

Si La Fille de Triste (Festa Campanile, 1982) dialogue à distance avec Conte de la folie ordinaire (Ferreri, 1981), il possède sa propre pertinence, sa sienne existence ; s’il s’apprécie en version dépressive de Cool World (Bakshi,1992), ceci, en définitive, peu importe. S’il fallait le rapprocher d’un troisième item, on citerait Mondo cane (Cavara, Jacopetti, Prosperi, 1962), exemple à succès de sensationnaliste ciné, que la mise en abyme BCBG, sinistre, de la double décapitation-projection parisienne bien sûr rappelle. Ici réside la problématique politique et fondamentale du film : comment s’accommoder de la démence/malfaisance du monde immonde, sans qu’elle vous mine, vous contamine ? Affolée par la folie d’hier et d’aujourd’hui, Nicole devient elle-même folle, son médecin énumère et ne se soucie des multiples dénominations-diagnostics de la psychiatrie. Consœur du prince Mychkine des Possédés de Dostoïevski, messie de Russie, aliéné du nihilisme, elle s’avère une sirène suicidaire, une vénus botticellienne, in fine relookée par une coiffeuse frondeuse, car crâne glabre à la Britney Spears, à la Persis Khambatta (Star Trek, le film, Wise, 1979), voire à la Sigourney Weaver (Alien 3, Fincher, 1992). Construit en boucle bouclée, l’opus dresse ainsi un portrait de femme entre la mort et la vie, chronique un décès annoncé, en replay, à peine retardé d’un mois ou davantage, par un amour condamné à ne durer toujours. Lorsque Nicole « fait pipi », elle laisse la porte des toilettes ouverte, parce qu’elle voudrait être aussi aimée à ce moment-là, comme ça, selon sa trivialité jamais instrumentalisée. Soudain on se souvient d’une lettre au sujet de L’Amant de lady Chatterley, où Lawrence ridiculise l’idéalisme de Swift, si désolé du fait que son amoureuse, la malheureuse, défèque. Au présent on repense à ce passage du Millenium People de Ballard, à propos d’une infirmière aux pieds usés, peux-tu pourtant l’aimer ?


Pendant l’escale de romantisme rassis, au sein malsain de la pseudo-capitale précitée, l’anti-héroïne déprime, ressuscite en esprit, aux « garçons » elle ne dit merci, un chien brûlé vif, trauma animalier, épiphanie de festive furie. Cependant, la psychologie, le réalisateur/scénariste/romancier s’en fiche, il filme une puissance, une souffrance, une espérance, une insuffisance. À l’instar de Laura Antonelli (Ma femme est un violon, 1971) & Corinne Cléry (La Proie de l’autostop, 1977), il magnifie Ornella Muti, en femme fréquentable, trop fréquentée, en muse elle (s’)amuse, émeut, séduit, bouleverse. Qui pourrait sauver Nicole de sa « névrose » à forte dose, de sa désillusion cause d’insanité, de sa fatidique fragilité ? Certainement pas le doux Dino, ce dessinateur destiné, de BD à boucler, en panne d’inspiration, de rédemption, sex toy inerte d’une ex-maîtresse compréhensive, chevauchée inachevée à Venise, je m’en veux, Valérie. Moins encore les mecs anonymes allumés par ses bas enlevés, ses jambes écartées, son offerte et svelte nudité, en train de se coiffer au miroir du désespoir, sa tonsure de luxure, pantins publics, clients cloués, passants lentement, garçon d’étage sidéré ou de plage levé. On le devine vite, ce vide fondateur, maladif, ne se limite ni ne provient de celui de son juvénile vagin et toutes les queues des hommes amoureux, malheureux, prétentieux, ne sauraient suffire à le remplir, à la remplir, à la rassurer sur sa santé, sa réalité. En plein cafard, elle avise, un soir, une cohorte de cafards envahir la baignoire, rendre impure sa chevelure ; la couper pourra, peut-être, en partie, la protéger, en sus de tester le désir, la fidélité, de l’élu plus âgé, « blasé », désabusé, conquis, rajeuni, attendrissant, impuissant.

Dépourvue de la révélation de Sandra Julien (Je suis une nymphomane, Pécas, 1971), au contraire de la coercition de Glenn Close (Liaison fatale, Lyne, 1987), la « pathologie » de Nicole s’apparente à une insupportable lucidité, à une terrassante sensibilité, en guérir reviendrait, de l’ironie cruauté, à de/sur soi-même s’illusionner, continuer à se raconter des histoires, à les écrire, journal intime d’institut spécialisé ou correspondance londonienne idyllique, contredite par des convulsions et un coma à la Linda (Blair) de L’Exorciste (Friedkin, 1973), au risque de les voir violemment dévoilées, violées, au propre, au figuré, par des sorcières à la Macbeth, scène surréelle à sidérer le misérable manichéisme des cinéphiles féministes. Idem victime de la grisaille, maritime, intime, Nicole déraille, décide, in extremis, linceul humide, de s’évanouir à la Virginia Woolf.  Elle mentait comme/pour respirer, elle plonge à présent, isolée, pour ne plus remonter. Sur la plage déserte, suspecte, une pensée pour l’escarpin SM et transgenre de Ténèbres (Argento, 1982), son assis Dino la voit, ne bouge pas, autrefois, il la photographiait, modèle endormi, « cadavre » horrifié, l’image-présage déchire, cesse de me faire souffrir, à la fois immortalisée, tuée, il feignait l’absence, de foutre le camp il la suppliait en silence, à distance. Mélodrame méconnu, point malvenu, La Fille de Trieste se termine par conséquent sur un naufrage, pas de mariage, hélas, sur l’artiste auquel, en écho, en miroir, le réalisateur accorde un ultime plan poignant, sourire attristé, délivrance douloureuse, à l’unisson des sismographies sentimentales, contradictoires, qui demeurent en mémoire, des maris sidérés, des samouraïs brisés, de Cassavetes & Woo.

Porté par un couple parfait, la cara Ornella, le bien-aimé Ben, lui-même secondé par d’excellents caméos, ceux de la magnanime Mimsy Farmer, de la colorée Andréa Ferréol, du subtil Brialy, éclairé avec doigté, même en copie délavée, par le fidèle directeur de la photographie Alfio Contini (Le Fanfaron de Risi, 1962, Zabriskie Point d’Antonioni, 1970 ou Portier de nuit de Cavani, 1974), musiqué, sinon matraqué, par un thème molto mélancolique du maestro Riz Ortolani, très productif durant cette décennie, entre les sévices de Deodato (Cannibal Holocaust + La Maison au fond du parc, 1980) et les délices de Brass (Miranda, 1985 ou Vices et Caprices, 1987), La ragazza di Trieste mérite le respect, presque l’admiration, puisque qu’il cartographie de manière classique, empathique, sans façons, sans contrefaçon, une passion, au sens physique et christique du terme. Au bout de la nuit heuristique de Enquête sur une passion (Roeg, 1980), justement, (re)lisez-moi, pourquoi pas, à nouveau noces moroses d’Éros & Thanatos, placées sous le signe de l’art, du trop tard, du vil, de la ville, de la chair, du funéraire, Theresa Russell s’en sortait, se taisait, affichait, défi de fierté, sa cicatrice guère complice. Festa Campanile, par ailleurs scripteur de Risi & Visconti (Pauvres millionnaires en 1959, Rocco et ses frères en 1960, Le Guépard en 1963) ou Ferreri, bis (Le Lit conjugal, 1963), opte pour une fin figée, un temps arrêté, non plus « remonté » en compagnie d’une « gamine », constate, tout sauf vacharde, la lucide Valérie. Le temps qu’il reste, le temps à venir, en vérité valide le pouvoir du pire, c’est-à-dire de l’empire d’un certain Silvio Berlusconi.


Fillette du terrorisme des années 70, la démission-disparition personnelle de Nicole résonne à l’unisson d’une défaite plurielle, face à l’affairisme transalpin des années 80, avènement économique, médiatique, a posteriori politique, d’un monde en effet canidé, cannibalisé, peuplé-pollué des descendants désolants des Chiens enragés (Bava, 1974) de la décade précédente. Dino la croyait « innocente », inconsciente, il comprend, à ses dépens, que tous, désormais, nous (sur)vivons au milieu des miasmes de sa dépression, sur ses pas de pythie patraque, de déesse blessée, sous insuline secouée, en rime médicale, fatale, au témoin féminin hospitalisé, maltraité, du Shock (1946) du cher Boetticher. Via un univers insensé, une société à renverser, les dingues dirigent, Poe (Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume) opine, Artaud passe pour taré, on assassine en raison de dessins, on redoute la déroute du mondialisé lendemain. Mais le ciné surgit, et adoube la beauté, le talent, la grâce et la classe de la pas tant mutique, plutôt prophétique, Ornella Muti, oui.

Commentaires

  1. Merci pour ce beau billet riche d'échos cinématographiques heureusement mêlés,
    de musicales trouvailles signifiantes : "Elle mentait comme/pour respirer",
    "Ragazza de Gazzara", "Porté par un couple parfait, la cara Ornella, le bien-aimé Ben". Grand Bonheur de la dédicace !
    Sur une plage aux limites incertaines, couleurs d'inconscient, entre deux eaux,
    effet mirage, deux êtres tout d'illusions, un célèbre dessinateur de bulles,
    en panne d'inspiration, une jeune fille survivante sortie des eaux,
    vont mêler leur vide intérieur le temps d'un marivaudage d'apparences.
    Rencontre révélatrice de leur tourment intime singulier,
    Nicole née aux tournant de l'après-guerre, à la beauté victorieuse
    cache une défaite intérieure, et on se prendrait à imaginer que sa mère l'a délaissée, que son père l'a maltraitée, ainsi ce médecin au ton étrangement paternel. Plus personne ne joue son rôle, tous les repères se fondent en brouillard, trouble d'autant plus inquiétant que personne n'a pu réconforter la jeune fille , l'évènement traumatique a laissé sa marque indélébile, un blanc que cerne tant bien que mal des formes voluptueuses et un caractère aguicheur si fantaisiste, ces formes si fascinantes, ce regard de braise que tente de coucher sur le papier vierge l'artiste idéaliste, pour qui le temps semble s'être arrêté, reclus dans sa villa d'esthète où chaque chose a sa place définie. Maître de l'épure, il croyait trouver la femme idéale il se retrouve presque père d'une enfant apeurée, Nicole croyait trouver protection, ce ne sont que trahisons, reflets d'immaturité en miroir, au passage un coup de critique acerbe sur les méthodes inhumaines et inappropriées des asiles psychiatriques de l'époque, en particulier dans la région de Trieste...il y a de l'Italo Svevo dans ce film, « Et pourquoi vouloir soigner notre maladie ? Devons-nous vraiment retirer à l’humanité ce qu’elle a de meilleur ? » Ainsi s’interroge Italo Svevo dans une lettre de décembre 1927 à Valerio Jahier 
    Svevo, lettre à V. Jahier du 27/12/1927, reprise dans Écrits…. Il poursuit « Nous sommes une protestation vivante contre la ridicule conception du surhomme telle qu’elle nous a été distribuée (surtout à nous autres Italiens). 
    Oh, elle n’était pas capable de feindre. La femme qu’il aimait, Ange était son invention ; il l’avait créée lui-même avec un effort délibéré ; elle n’avait pas collaboré à cette création ; elle ne l’avait même pas laissé faire, parce qu’elle lui avait résisté. À la lumière du jour, le rêve disparaissait 
    I. Svevo, Senilità, nouvelle traduction par M. Fusco, dans Romans,
    https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-10-page-361.htm

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    1. Merci de votre point de vue pertinent, similaire au mien et toutefois différent...
      Chez Svevo, aussi du Kafka, oui-da...
      La "névrose" morose en "condition" un peu à la con de "l'homme moderne" ? La Monica Vitti du Désert rouge sourit, ou presque...

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    2. Disparition de Sylvie Feit , la "voix" de La Fille de Trieste (1982) : Nicole,
      actrice et directrice artistique française : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvie_Feit

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    3. Et de la "douce amie Joan" du Capitaine Flam :
      https://www.youtube.com/watch?v=NtxZsN6Em3g
      https://www.youtube.com/watch?v=BaOO4-oU6M4
      https://www.youtube.com/watch?v=ECxBZgieshE

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    4. Merci beaucoup pour cette belle découverte, un opus riche de sens et d'émerveillement autant du point de vue graphique que fantastique !
      Jean-Jacques Debout, je l'ai croisé vers 1980 lorsque j'étais assistante de l'antiquaire Josette Cattand apparentée à l'acteur Gabriel Cattand, elle qui tenait boutique d'objets de luxe et de curiosités quai Voltaire à Paris, (on y voyait défiler pas mal de célébrités sur le quai, de Liz Taylor à Rudolf Noureev reconnaissable à son allure princière et fougueuse entre mille...),
      un après-midi on avait discuté ensemble un bon moment, J-JD semblait curieux de tout, il aurait voulu acheter toute la boutique, très gentil et doux, un peu panier percé et déconnecté des basses réalités financières de ce monde, esthète à sa façon, très respectueux voir amoureux de sa femme...

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    5. D'une valeureuse Valérie à la suivante :
      https://www.youtube.com/watch?v=OvpnFoXwHnU

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    6. Dernier Amour (Primo amore) est un film italien réalisé par Dino Risi et sorti en 1978.https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=130487.html
      https://www.youtube.com/watch?v=qXXNfLumft4

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    7. Ben & Ornella, déjà :
      https://www.youtube.com/watch?v=B_ABOQv1i2Q
      https://www.youtube.com/watch?v=T9n6Lpa-tZw

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    8. Merci pour le partage des deux liens, une découverte étonnante pour moi.
      Au-delà du Vertige par Martin Winckler (DVD conte de la folie ordinaire - bukoski - Marco Ferreri) l'interview quasi clinique de cas m'a remis en mémoire un Cusumano sicilien expatrié rencontré au début des années 1990, (Ben Gazzara avait pour mère Angela Cusumano). Le père de cet homme qui faisait dans l'import-export ressemblait comme deux gouttes d'eau à Ben Gazzara, autant dire qu'il avait la séduction féminine facile, la mère au dire de son fils était morte relativement jeune encore trop amoureuse de son mari. Le fils vivait comme le protagoniste du film, sans réelle attache et quasi absent de tout, impuissant devant le malheur, hébergeant des copains au fil des aléas pécuniaires de la vie. Parcours inchangé durant une vingtaine d'années, après je l'ai perdu de vue. L'ombre du passé sur cette famille c'était que l'histoire les avait obligé à quitter la Tunisie où ils vivaient bien, les diplômes n'étant pas reconnus en France, ils avaient échoués à Lyon, survivant dans des conditions difficiles, pour finir lui et son fils du côté de Montreuil, La légende familiale était qu'un arrière grand père fils adultérin d'un noble sicilien avait fui en barque la Sicile pour se réfugier en Tunisie tant son "statut d'esclave " était invivable, il avait préféré courir le risque de mourrir noyé plutôt que de continuer cette vie de maudit. Le descendant passait son temps à essayer de recréer une ambiance façon La Goulette autour de cafés banlieusards, il n'aimait pas Paris trouvant les Parisiens arrogants, "survivant" donc d'échanges commerciaux que je qualifierais de spéciaux et au travers de match de foot incontournables,(fan des équipes d'Italiens évidemment) les soirées se passaient à regarder la télé souvent tunisienne ou des séries comme Un cas pour deux, ah le côté fascinant de Matula alias Claus Theo Gärtner, qui lui aussi vit seul et se débrouille comme il le peut, astucieux, sportif et se sortant toujours indemne des embrouilles. Côté féminin, c'était instable, souvent plusieurs conquêtes en même temps, beaucoup d'enrobage verbal, et jamais de choix, les femmes finissaient par prendre le large, les amitiés féminines c'était le cas qui confirme la règle comme on dit...

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  2. GIANFRANCO CALLIGARICH : Le dernier été en ville, roman, paru pour la première fois en Italie en 1973. "Rome, fin des années 1960. Leo Gazzarra, milanais d’origine, est depuis quelques années installé dans la capitale. Il vit de petits boulots pour des revues et des journaux..." http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Le-dernier-ete-en-ville

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    1. Roma, pas qu'à vespa :
      https://www.youtube.com/watch?v=gLsMp6K_c4g

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