Visages d’enfants : Belle maman


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jacques Feyder.


Presque centenaire (la pellicule brûle, comme dans Berberian Sound Studio) et pourtant restauré (musique illustrative et sucrée superflue, vous voilà prévenus), Visages d’enfants donne envie de redécouvrir la filmographie de Jacques Feyder, irréductible à L’Atlantide, à Anna Christie, au Grand Jeu ou à La Kermesse héroïque. Pour faire court, il s’agit d’un mélodrame modéré, d’un film montagnard, d’une leçon de cinéma admirée des critiques (y compris au Japon, bon), boudée du public (banqueroute des producteurs incluse, après une sortie retardée par un différend de distribution). On sent, dès les premiers plans, qu’un vrai cinéaste se trouve derrière la caméra, qu’il ne saisit pas une claire cascade par hasard, que le cadre idyllique abrite aussitôt un deuil (Lynch maniera itou le chaud et le froid à l’ouverture de Blue Velvet). Maître du cadre, de la direction d’acteur (on reverra Jean Forest et Victor Vina dans Golgotha, on recroisera Rachel Devirys dans Les Enfants terribles de Melville) – les gosses s’avèrent tous remarquables, les adultes aussi –, du récit et du rythme, le réalisateur prend son temps, nous le fait éprouver en montage alterné, durant le cortège funéraire liminaire, séquence anthologique, délicatement sociologique et psychologique, purement cinématographique, conclue en acmé de subjectivité via un évanouissement actualisé/suscité par l’emballement des images, leur télescopage dans le crâne et sur l’écran. Une gamine continue à jouer, à faire des bulles, à s’amuser maternellement avec son matou, tandis qu’à côté, sa mère entre quatre planches descend l’escalier du gros chalet pour aller s’enfouir dans la terre suisse qui les attend tous, les présidents de commune, leurs descendants, les fermiers ou les curés autour.


Avec une habileté jamais manichéenne ni mécanique, Visages d’enfants associe ainsi décors naturels et intérieurs de studio, communauté et intimité, peinture politique et drame de chambre. Rétif au pittoresque, au pathos, au pessimisme, Feyder filme à hauteur d’enfant, parfois littéralement, une histoire de reconstruction. Les familles recomposées ne datent pas de la modernité, en voici une dont les membres vont devoir s’apprivoiser, se respecter, se sauver, là encore au sens fort du mot. Un tel argument pouvait engendrer un téléfilm larmoyant, mais Visages d’enfants brille par sa beauté plastique, par la sincérité de son expression, par la retenue des émotions et la rigueur d’un regard aimable, attentif, tendre, sans cesse tourné vers la vie, la réconciliation, le sourire d’une mère morte (radieuse Suzy Vernon) et cependant ressuscitée par la magie blanche, en noir et blanc aux tons sépia, du cinéma, art des fantômes, art funèbre et régénérateur. La coda, superbe, livre une pietà sereine, la seconde mère, qui risqua sa vie pour lui, serrant sur son cœur le fils adoptif, en paix avec lui-même, sa conscience et son passé. Il voulait faire gronder sa fausse sœur, il l’envoya rechercher sa poupée perdue, jetée (auparavant coiffée sur une chèvre !), dans la nuit de tous les dangers. L’émérite Léonce-Henri Burel, directeur de la photographie pour Gance et bientôt Duvivier, nous montre une avalanche en POV, s’il vous plaît, éclaire les hommes munis de torches sur les traces de l’égarée, à l’abri dans une chapelle ensevelie sous la neige. Le père d’emprunt, éploré, consolé, en retrait, avenant et puissant, la sortira de là, de ce tombeau à déconseiller au cinéphile claustro, son geste à lire en métonymie du métrage.


Feyder croit en la lumière des êtres, à leur capacité à mourir puis renaître meilleurs, pardonnés de leurs péchés puérils, de leur douleur antique. Bien sûr, on peut penser à Sjöström, voire à Leni Riefenstahl, à Griffith, à Gance, à Poil de Carotte (le Belge pas encore naturalisé français contribuera, apparemment, au scénario du Duvivier muet) ; bien sûr, on sait que Françoise Rosay, compagne et collaboratrice de l’artiste, participa au script, le remplaça à Joinville quand il partit à Vienne pour affaires – ces influences, ces échos, ces apports ne réduisent en aucune façon la paternité d’une œuvre dédiée à la maternité, à ses formes plurielles : Visages d’enfants appartient de plein droit au corpus d’un auteur perçu par l’intéressé en artisan cosmopolite, désormais détenteur d’une gloire hélas oubliée (François Truffaut, fameux et hâtif exécuteur de la « qualité française » et du « réalisme psychologique », le liquida en compagnie de Charles Spaak, passant outre le respect d’un André Bazin, davantage épris, certes, de Marcel Pagnol, Jean Renoir ou Jean Vigo, papa de l’admirable Zéro de conduite). Ici, la justesse de l’esquisse et la bonne distance de l’objectif dominent. Feyder ne filme pas des mannequins de cire rousseauistes, des angelots de sacristie, des petits diables irréprochables propres à ravir les appétits pédophiles. Il parvient à montrer avec brio le scandale banal d’une absurde disparition individuelle et son appropriation en cérémonial collectif, mutique, la solitude entourée, la colère vestimentaire (Jean, fétichiste triste, saccage une robe de la défunte afin qu’elle ne puisse resservir à la progéniture de l’intruse), la rivalité infantile et sa candeur invincible, sa générosité gratuite (Pierrette s’élance vers son frangin et ils s’étreignent, s’embrassent, simplement et magnifiquement).


Dans les dernières minutes, Visages d’enfants paraît annoncer L’Incompris de Comencini (autre portrait d’absente sacrée) et son suicide par procuration. Rassurons les plus dubitatifs, si le cinéaste délivre in fine une fin classée heureuse, religieuse et profane, il ne le fait pas par calcul sentimentaliste, par cynisme d’épicier. Le sauvetage, retrouvailles au bord des funérailles (chanta Hélène Segara, mère solaire relookée par le sombre Da Silva, un clin d’œil à la fidèle et Daniel Darcesque Isabelle), suprême réponse de survivants à l’incipit de l’enterrement, retravaille le motif aquatique, naturel et maternel, transcende la simplicité en effet biblique autant que laïque de l’intrigue, hisse le conflit attendu sur les hauteurs d’un grand et beau film d’amour bienheureusement dépourvu de saccharine, de bonnes intentions, de compassion, ingrédients de base des peu ragoûtants ragoûts censés faire sangloter Margot et Maurice. Poignant et résilient, Visages d’enfants s’autorise même l’humour, par exemple Jean enfermé dehors par Arlette pas chouette, la légèreté (Jean la fait chuter dans un ruisseau, la refoule hors de « l’île » sur laquelle il joue avec sa sœurette). À un moment, Jeanne, par ailleurs mère célibataire, veuve arnaquée par l’assurance (pléonasme), incapable de payer un loyer de fermage, avoue ne pas aimer les enfants tristes ; il faut voir dans cette affirmation de bienvenue un brin refroidissante autre chose qu’une morale de la joie factice, du rang social établi, de la place inférieure des bambins soumis aux travaux des champs, dociles aux ordres tacites des parents.


La nouvelle mère, ni marâtre ni mégère, sait la nécessité du bonheur, sa quête, en tout cas, elle veut que les trois enfants s’entendent bien et s’aiment pour eux-mêmes. Elle aime, elle espère et devine, magnanime (indulgente, elle sourit au récit des mésaventures mouillées de sa fillette), que cet amour permettra le regain à la Giono, l’éclosion lexicale (« Maman »), de celui du petit homme blessé, fâché, injuste et honnête. Sans se substituer à la génitrice adorée, fantasmée, animée par l’enfant et le cinéma, elle finira par trouver sa place dans l’espace domestique, symbolique, cinégénique. Jusqu’à un certain point, nul étonnement à cela, les films murmurant entre eux, l’écriture de cinéphilie dès lors apparentée à un exercice psychopompe, à une séance de table tournante (la bobine se dévidait, le fichier en ligne se lit), à un essai de médiumnité à l’écoute du média, Visages d’enfants dialogue avec Exil, opère au grand air et cicatrise avec douceur la blessure de l’orphelin cambodgien – on ne saurait dire définitivement adieu à sa mère, pas vrai Norman Bates, et néanmoins certains parviennent à canaliser leur chagrin, à échanger le vide insupportable contre une présence-absence stimulante et reliant au monde. Ils font des films, ils écrivent des livres (Le Livre de ma mère d’Albert Cohen, allez), ils composent des partitions ou peignent des tableaux ; ou ils (elles) se bornent à chérir un souvenir, à rebâtir une vie amie avec une femme ou un homme, à leur tour confrontés à la parentalité (hétéro ou homo). À travers un visage d’enfant, nous percevons un peu celui de l’adulte en devenir et le filigrane de la face de ses parents : en visionnant en 2017 le film de Jacques Feyder réalisé en 1923, on entrevoit beaucoup de son talent, de sa sensibilité, de sa foi dans les hommes (les femmes, surtout) et le cinéma.

Si je ne viens pas de vous donner l’envie d’exhumer son valeureux invisible, je vais de ce pas m’élancer dans le torrent le plus proche, de préférence en compagnie du spectre coloré, mélancolique, de Vincente Minnelli, oh oui…


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