Secret des hommes, secret des dieux : Les Hommes de bonne volonté


Bréviaire bien-pensant ? Plutôt reliquaire vivifiant.


Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean.
Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière,
afin que tous crussent par lui.
Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière.

Jean, 1, 6-8

Le lecteur croyant verra un signe et non un hasard, jamais simple, du reste (« peut-être la logique de Dieu » ose le Bernanos cité du Dialogue des carmélites), dans la rédaction de ce texte un lundi de Pentecôte, lendemain du dimanche chrétien d’inspiration, de polyglottisme, d’évangélisation – libre à lui, cela nous va, comme une BA ou une Bonne Nouvelle à taille humaine, à l’image du métrage de Xavier Beauvois, dont le tournage se voit ici verbalement (retour par l’écriture à la Parole supposée originelle) documenté avec clarté, humilité, générosité. Henry Quinson, marseillais « moine des cités », ancien trader que décora Frédéric Mitterrand alors à la Culture, accessoirement professeur d’anglais au lycée Lacordaire « mis en disponibilité » durant une année, rebaptisé ipso facto « conseiller monastique » (ou sherpa selon le réalisateur réaliste improvisé préfacier), ne manque pas d’humour ni de cohérence : son récit intégral, depuis l’amont du scénario signé Étienne Comar jusqu’à l’aval des bravos de la réception (bémol de Benjamin Stora, toutefois), en passant par l’ensemble des étapes et des jours de la production, se structure en trois parties, Genèse, Incarnation, Effusion, trinité de papier dans le sillage de celle, religieuse, avec majuscule. L’époque cinéphilique, confite dans sa post-modernité souvent désolante, stérile, autarcique, se came, on le sait, au making-of, à la révélation des modes de fabrication, aux coulisses entr’ouvertes à la manière de cuisses (féminines) complices. L’amateur de cinéma, possible pauvre petit être effrayé/attendri par la morsure et les caresses du réel, installé chez lui bien à l’abri devant son DVD (ou BR, ou streaming, ou VOD), pénètre dans le saint des saints des suppléments, avise les mystères d’une création parmi d’autres, ersatz commercial de la Création originale, pardon à Darwin.

Même le pire des mécréants, votre serviteur athée, se lamente généralement à la vue de tels bonus, quête en vain une quelconque épiphanie substituée à la promotion, à la pommade, à la suprématie de l’apparat. Derrière le miroir demeureraient, pour les siècles des siècles, amen, une transparente trivialité (auteuriste ou pas), un minable mécanisme de machinerie (notamment à Hollywood), la génération spontanée, programmée, rémunérée, d’une famille (la « grande famille du cinéma français », publicité parlante pour l’eugénisme hexagonal) de pacotille, aussitôt dispersée le dernier coup de clap retenti. Quinson propose autre chose, disons un témoignage, presque au sens religieux du terme, d’ailleurs étymologiquement lié à celui de martyre (les « martyrs » de Tibhirine ne ressemblent guère à ceux de Pascal Laugier, certes, davantage sectaires et obnubilés par Bataille, mais les deux films s’achèvent en répons via un ravissement, un enlèvement, une élévation qui viennent parapher l’irreprésentable, les dissoudre ou les interrompre sur la littérale ligne de fuite d’une décapitation collective, d’un au-delà de la douleur individuel). Novice du « septième art », le théologien se rêva un instant scénariste (il pensait à Philippe Lioret ou Bertrand Tavernier pour la transsubstantiation de son script avorté), devint in fine le chroniqueur de « l’aventure spirituelle et humaine du film Des hommes et des dieux », ainsi que l’explicite le sous-titre – les voies du Seigneur, impénétrables et précises, l’amenèrent donc au bon endroit au bon moment pour participer à son « odyssée » personnelle et plurielle, la traduction d’un ouvrage américain documentaire dédié au fait divers de géopolitique en sésame du set délocalisé de communion.


Au cours du pèlerinage mémoriel étayé de reliques pieusement conservées – « courriels, lettres, scénarios corrigés, feuilles de service, photos et autres documents » –, on rencontre les acteurs (dont Abdelhafid Metalsi, futur attachant Cherif), les producteurs (salaire de l’invité revu à la baisse, « budget bloqué » oblige), les chanteurs, les membres de l’équipe technique (mention spéciale à Caroline Champetier, émérite directrice de la photographie), les figurants charmants, on voyage au Maroc, on fait un saut en Savoie (abbaye de Tamié), on écoute les souffrances-doléances des familles, des autorités ecclésiastiques, on se remémore les GIA, le FLN, Charles de Foucauld et l’émir Abd el-Kader, on découvre Mohammed, sauveur sacrifié d’officier français pendant les « événements d’Algérie », on opine avec Pascal sur le vif plaisir à se supprimer par religiosité, on rend hommage à Sergio Leone et à Carl Theodor Dreyer, on écoute Morricone, Tchaïkovski et Bach (exit Brel). Avec intelligence et clairvoyance, Henry Quinson parsème son évocation d’extraits des poèmes de Christophe Lebreton et des réflexions de Christian de Chergé, particulièrement du testament du prieur ressuscité par Lambert Wilson, naguère sincère abbé Pierre, bien sûr. L’auteur remarque que ce film naturaliste cite ou relit parfois le travail du Caravage et de Mantegna. La sélection à Cannes résonne en apothéose, une consécration d’émotion à contre-courant plébiscitée par le jury de Tim Burton (un psychanalyste interprèterait l’aréopage masculin, modèle et menacé, en rassemblement pacifié des figures paternelles problématiques disséminées dans la filmographie du cinéaste de Ed Wood ou Charlie et la Chocolaterie), précédant une projection-réception à l’Élysée sous la gouvernance de Nicolas Sarkozy, un chouïa soupçonné d’irénisme (pour Quinson, « le droit français plonge ses racines dans l’anthropologie chrétienne », en écho historique au refus présidentiel « d’opposer ce sentiment religieux à la morale laïque », affirmation faite au retour d’un déplacement suggéré au Moyen Atlas, boucle bouclée à l’occasion des dix années du deuil impossible, à cause de l’absence de corps et d’un dérisoire autant qu’opaque feuilleton politico-judiciaire impliquant la responsabilité de l’armée algérienne).

Avant de céder la conclusion à Jean-Pierre Schumacher, unique survivant à l’heure de la parution, spectateur enthousiaste et reconnaissant qui rejoint l’agnostique et drolatique Xavier Beauvois dans sa perception de l’Esprit à l’œuvre, de la bienveillance des frères d’outre-tombe (« Celui qui n’a pas compris qui est le premier assistant de ce film, je ne peux rien pour lui. Il est de mauvaise foi »), un ultime chapitre transforme la salle obscure en « oratoire improbable », en havre de silence, de transcendance, d’intériorité retrouvée au sein d’une société en apparence sécularisée, mondialisée, dépressive : « Elle est noire, elle est silencieuse, elle attend la lumière. Et le spectateur qui a une âme attend une vraie lumière. » Le long métrage, « cathédrale de lumière », cristallisation populaire et singulière de finances et de foi, de labeur et de beauté, s’inscrit dans la tradition de l’architecture (gothique, romane), donne à voir l’Invisible, témoigne d’un mystère d’amour supérieur à lui-même, aux artistes et artisans impliqués, étonnant et cohérent succès œcuménique à la clé (Pasolini, d’une façon différente, plus infernale et sarcastique, désignait l’impasse du confortable consumérisme, de l’uniformité matérielle). « Brutal, sanguinaire et insensé », le cinéma contemporain s’avère aussi, Dieu merci, « spirituel et bienfaisant ». Voici ce qui pense et dit Henry Quinson, apte à saisir en esquisses des personnalités, à reformuler avec sérénité, légèreté, vivacité, des questions en effet d’actualité sur le dialogue des religions, sur le dépassement choral des Identités meurtrières analysées par un Amin Maalouf ; libre à nous, allez, de préférer l’objectivité mutique, la rigueur germanique du Grand Silence de Philip Gröning à l’humanisme césarisé, au catéchisme empathique de Des hommes et des dieux (N’oublie pas que tu vas mourir et Le Petit Lieutenant, films tout sauf indignes, nous paraissent assez insipides, hélas).


Comment vivre ensemble au présent ? Comment créer un art adulte, à la fois immanent et immatériel ? Doit-on pardonner à l’assassin, espérer son salut, préserver sa propre humanité au miroir de la sienne, en réponse assumée à sa violence familière ? Faut-il châtier, refléter/légaliser les atrocités, ou apprendre à résister en paix, désarmé, désarmant ? Aimer Dieu équivaut-il à aimer autrui et inversement ? Que signifient les notions relatives de liberté, d’égalité, de fraternité en 2017, dans un monde malade et sans merci, dans un contexte capitaliste et intégriste, dans une psyché terroriste et terrorisée ? Bien arrogant, pressé, naïf ou cynique celui qui croit pouvoir résoudre d’un claquement de doigts (d’un battement de cœur), d’un bulletin de vote, d’un article en ligne, ces interrogations majeures et urgentes, à Londres encore atteinte et partout sur la planète. Elles excèdent l’appréciable livre critiqué, elles dépassent la philosophie aimable et discutable de leur auteur, elles s’adressent à tous, à moi, à toi, elles constituent une part fondatrice de notre existence commune. Chacun les ressentira à son midi (la « pensée de midi » dirait Camus), s’y risquera avec son arsenal, sa tendresse, sa lucidité combative ou mélancolique (on m’accusa jadis d’obscénité à propos d’un petit numéro de ventriloquie meurtrière sis à Nice, quand la profanation impardonnable revenait à occuper la place indicible de la victime). Un triple désir multiple s’impose cependant, non un sermon d’élection, d’absolution, de soumission ou d’acceptation (le judaïsme, le christianisme, l’islam, le bouddhisme ne nous guident point, ne nous fortifient pas, tant mieux ou tant pis), celui d’un cinéma enfin débarrassé de sa laideur, de sa stupidité, de son fascisme frivole (direction du regard, du sexe, du corps et de l’esprit du spectateur), celui d’une ferveur renouvelée, réinventée, en soi, en l’Autre, dans ses puissances volontaires (inversion de la tension nietzschéenne), dans son appétit d’horizon(s), celui d’une vie moins mortelle, moins irréelle, plus sauvage (confondre sauvagerie et barbarie revient à assimiler l’islam à l’islamisme, dans le mépris des milliers de morts musulmans exécutés au nom d’Allah), plus dense (et déployée dans une danse à la Friedrich, bis).

Réaliser ce désir, réaliser des films, se réaliser dans la lumière éphémère, issue et tressée à l’ombre immense à l’intérieur de tous – hommes ou dieux, hommes de préférence dépourvus de Dieu, croyants discrets, éclairés, indociles et en féconde colère : on essaie, pour de vrai ?
        

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