La Planète sauvage : Le Dernier des hommes


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de René Laloux.


« On ne doute pas des vertus de La Planète sauvage » écrivions-nous en novembre dernier, en conclusion de notre éloge de Gandahar ; des vertus, des beautés, des enthousiasmes, ce long métrage d’une heure dix en possède, moins cependant que l’ultime volet de la trilogie apocryphe de l’émérite René Laloux, franc-tireur spatial et déplacé (donc délocalisé) au sein d’un cinéma français traditionnellement rétif à la SF, sinon à l’animation (on épargne au lecteur les deux ou trois noms d’exception d’une règle confirmée). L’œuvre restaurée (« avec le soutien du CNC » en 2016) débute à la Bambi, par un matricide, jeu cruel et innocent d’épuisement, de pichenettes puériles – la mère au format réduit du futur Terr n’y survivra pas, victime protectrice (elle enserre son nourrisson) de grands enfants, littéralement, à la peau bleue, aux yeux rouges, aux oreilles de sauriens et aux crânes glabres de survivants d’Auschwitz. Une gamine draag, queen possible puisque son papa (ah, la voix grave et reconnaissable de Jean Topart, doubleur stakhanoviste de dessin animé, alter ego vocal en VF de Christopher Lee ou Orson Welles), conciliant, indulgent, occupe un haut rang, recueille l’Om privé de pensée, de langage, de liberté, accessoirement des trois lettres de son espèce (un spectateur anglophone perd le jeu de mots, tant pis pour lui). Muni d’un collier, sorte de bracelet électronique contemporain croisé avec un aimant puissant, la petite créature immature, virginale, va pourtant parfaire son apprentissage improvisé via des écouteurs imprimant dans l’esprit de Tiwa, sa gardienne serpentine, toutes les données disponibles de la civilisation en mode Ygam, relecture du sommeil didactique et conditionné du Meilleur des mondes.



Le jouet vivant, Pinocchio stellaire, orphelin, déraciné, deviendra in fine le meneur d’une fuite – non d’une révolution, nuance – en foule vers un satellite sur lequel les maîtres de la taille, plutôt que du temps, du reste assez lents, molto méditatifs, s’accouplent mentalement et sporadiquement à des étrangers du cosmos, à l’aide de statues à la Giorgio De Chirico (les Oms, eux, enclins à la reproduction, forniquent dans la forêt, lucioles émoustillées par un strip-tease à plusieurs, partouze discrète portée par la partition sensuelle et syncrétique d’Alain Goraguer, arrangeur renommé issu du jazz, par ailleurs compositeur prolixe, sous pseudonyme, pour le X hexagonal à cheval sur les décennies 70 et 80). Notre petit messie à la Swift (voire à la Rabelais sur le territoire de Gargantua ou encore à la Almodóvar, violeur tendre et lilliputien d’une danseuse endormie dans Parle avec elle), Gulliver de la stratosphère, rencontrera une tribu, parviendra à construire une fusée puis à créer un astre artificiel sur lequel vivre en harmonie avec ses pairs, une fois un accord de paix signé avec les anciens exterminateurs eux-mêmes mis en danger par son indépendance et un double coup de chance (anomalie cognitive de l’étau domestique, trouvaille au laser : détruire les sculptures à la Daech revient à occire aussi les indigènes affolés en assemblée). Tout ceci, primé à Cannes + Trieste, produit par l’auteuriste Anatole Dauman, tourné-animé durant cinq ans chez Jiří Trnka, en Tchécoslovaquie bientôt envahie par les Soviets (pas ceux de Tintin, quoique), d’abord relaté au passé en voix off, se déroule dans un cadre pastel à la Bosch, grâce à la contribution de Roland Topor (malgré Josef Kábrt crédité en tant que responsable du graphisme des personnages, Josef Vána de celui des décors), collaborateur de Pierre Richard, Jérôme Savary, Fellini, acteur pour Herzog (mémorable Renfield de Nosferatu, fantôme de la nuit), affichiste pour Ōshima (le triangle rouge féminin de L'Empire de la passion) et inspirateur de Polanski en Locataire de sa folie travestie.



L’adaptation semble fidèlement respecter la texture et le sous-texte du roman de Stefan Wul, auteur-dentiste épris de brièveté narrative, de sensorialité picturale et d’allégorie politique. Comme dans Gandahar, les oppositions se résolvent in extremis, chacun apprend de l’autre, s’enrichit à son contact, les uns sortis de leur servitude, les autres de leur endormissement (le confort, a fortiori social, finirait toujours par nuire). Ni Spartacus ni Marx, Terr se réinvente à l’échelle individuelle et s’installe avec sa communauté, au fil des années expédiées, à proximité de Tiwa, désormais adolescente sans doute préoccupée par de différents divertissements. Laloux, guère manichéen, ne prône aucune révolte et son odyssée d’après le désastre de l’humanité concède à l’intéressée, avec générosité, une seconde chance, a contrario de La Planète des singes de Franklin J. Schaffner et Michael Wilson tiré du bouquin de Pierre Boulle, explicitement achevé sur un enlisement, une impasse d’impuissance, où le prisonnier rebelle, évolué, isolé, tombait à genoux, de rage et de déréliction, face à un symbole libertaire ensablé dans son arrogance autodestructrice. Bien moins sombre, La Planète sauvage conte le récit (ou le trip à l’acide scopique et auditif) d’un (r)éveil, d’une renaissance et d’une coexistence, alerte leçon d’émulation in fine pacifiée, ancrée dans le contexte de rédaction-traduction, miroir littéraire et cinématographique d’une guerre froide amenée à se réchauffer, à se dissoudre dans l’agonie de l’URSS, avant que le tsar Poutine, supporteur cryptique de l’inénarrable Trump, ne vienne refroidir la diplomatie internationale (et la supposée sioniste Wonder Woman sauver le monde pendant la Première Guerre mondiale, amen).



Du joli voyage un peu trop sage, on conservera des éclats épars : une séance de maquillage spéculaire, un nuage personnalisé, des diamants explosés, des sphères psychiques, des amazones émancipatrices (et secourables), une boîte vorace, un chef coiffé d’un poulpe, un combat bras bandés à coup de créatures préhistoriques, un mur percé connoté (Berlin, allez), un bestiaire (ironique) et une technologie (miniaturisée) gentiment sexués (matez la verge et les testicules du véhicule en érection au repos), une « désomisation » au gaz, Treblinka bis, une mer à traverser à l’instar de sa consœur biblique (Terr, pourvu d’un vrai nom, dépourvu d’une épithète de chien, n’arbore pas de barbe à la Moïse), une vieillarde aux seins flétris, aux jours comptés, matriarche magnanime en réponse latente à la mère morte liminaire, une valse désarticulée, en écho à celles de Maurice Jarre pour Les Yeux sans visage ou de François de Roubaix pour Les Lèvres rouges et une boucle bouclée de coda, avec une seconde gosse bleutée instruisant son cerveau connecté des dernières nouveautés interraciales, histoire mise à jour et film arrivé à terme, caressant un animal dit de compagnie dissemblable du bipède, bestiole douce et débarrassée d’un quelconque anthropomorphisme indocile. On le voit, La Planète sauvage ne démérite pas, loin de là, elle envoûte le cinéphile, adulte ou adolescent, avec son univers coloré, à la fois méditatif et rythmé (cf. l’ouverture et le final, évasions en reflet), de papier découpé, de « paysages sonores et effets spéciaux » synthétiques dus à un certain Jean Guérin, de réminiscences et de correspondances, de souvenirs (vues terrestres en noir et blanc) et de présages (l’objet ludique, infantile, soudain muni d’une conscience tragique et réactive, annonce le A.I. Intelligence artificielle de Spielberg/Kubrick, lui-même variation a priori dépressive sur le pantin rebelle de Collodi).



Abouti et limité, acte de foi aux allures de galop d’essai, le film constitue par conséquent une belle manière d’entrer dans le triptyque et de réfléchir par les sens au sens des notions intemporelles et très actuelles de libre arbitre, d’éducation, de dynamisme et d’altérité(s), accessoirement à comment les donner à voir, à savourer, en pures créations de cinéma animé, pléonasme essentiel, hélas souvent oublié, au royaume des fantômes, des imaginaires, des utopies et des réalités transposées.



Commentaires

  1. Fine analyse d'un opus mythique !
    dis-moi ce qui te hantes et je te dirai...
    mère courage qui s'enfuit pour sauver son enfant
    et formol des humains en place et lieu de fourmis écrasées,
    tout ça parce qu'on ne badine pas avec l'écologie ...on y est presque viralement parlant dans le cauchemar mal éveillé
    tant qu'à se faire un trip délirant et funambulesque autant que ce soit en hommage
    A Syd...
    PINK FLOYD BBC 1 1967 Astronomy Domine Unedited
    https://www.youtube.com/watch?v=uTfDUyUkVYE

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    Réponses
    1. Insensible avec style :
      https://www.youtube.com/watch?v=nq9mdX665H4&pp=sAQA
      Marvin visionnaire :
      https://www.youtube.com/watch?v=_f5xq6vCQS8&pp=sAQA
      https://www.youtube.com/watch?v=pQu892GGbts&pp=sAQA

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