La Poupée : La Mécanique des femmes


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Ernst Lubitsch.


MADELEINE.

Mais comment est-elle devenue aveugle ! Elle devait avoir des yeux.

Sophie ne disait rien ; elle regardait la poupée et pleurait.

Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie

There was no boy sitting in the chair. It was a doll. Human enough, damnably lifelike, with a foul distinctive personality but a doll.

Only a doll. The eyes stared into mine without recognition, the mouth leered foolishly. I looked at Rebecca, she was watching my face.

Daphne du Maurier, The Doll

En découvrant, presque un siècle après sa sortie, La Poupée de Lubitsch, on ne peut pas ne pas penser au contemporain Cabinet du docteur Caligari, au proche Joueur d’échecs, au lointain Les Femmes de Stepford, davantage qu’à Hoffmann (le générique mentionne le scénariste Hanns Kräly et le compositeur Willner) ou à sa relecture superbe par les Archers (rajoutons que L’Homme au sable, matrice méconnue de Sueurs froides, romantisme morbide, voyeuriste, dépressif et clocher fatal inclus, inspira Freud, bien sûr, dénicheur de castration-éclosion de l’angoisse, étrange, inquiétante). Ici, pourtant, exit la noirceur de l’intériorité expressionniste, adieu à la satire féministe, bye-bye au tragique opératique. Lubitsch positive tout, se filme en abyme à la Hitch, mais là où le maître anglais s’immortalisait avec un trouble dissimulé – signature autographe d’un acte de décès, passeport pour le royaume des spectres fréquentés à la UFA –, notre comique, juif et néanmoins populaire dans l’Allemagne d’après la Grande Guerre, s’amuse dès le début, se réjouit de mont(r)er pour nous une maison de poupée(s) pas si éloignée de celle d’Ibsen, au rapport patriarcal certes inversé, au mariage bancal consommé. Si Cesare obéissait à un hypnotiseur assassin, voilà Ossi (actrice et personnage) entre les mains d’un aimable et malicieux magicien. On le sait, les automates fascinaient Descartes et Poe, penseurs et ratiocineurs émérites, auteurs explicites de Méditations métaphysiques et Eureka ironique, sinon scientifique (supercherie ou cosmogonie ? Laissons les exégètes du poète au corbeau et à sa genèse trop parfaite en débattre toujours). Ernst s’en contrefiche, il ne s’en soucie qu’en horloger de la jovialité, comme un écho à l’aphorisme de Bergson et une reprise de la souplesse d’un Chaplin (les courses collectives résonnent avec Mack Sennett et annoncent Benny Hill) : le rire (choral, normé), mécanique sur du vivant plaqué, corporalité incassable, possède sa propre distance, sociale et focale.

Quand le fabricant de mannequins à remonter (à monter, suggèrent les plus pervers ou solitaires), à réserver aux célibataires veufs ou misogynes, précise ingénument l’annonce commerciale, marche en somnambule sur un toit, son impayable apprenti (remarquez l’aparté à travers le fameux quatrième mur), bien que tenté car giflé, ne le fait pas chuter en lui parlant (un comble, pour un film muet dont chaque mot de chaque carton s’avère in fine pensé, placé, précis, poli, formation théâtrale oblige, et structure en quatre actes classés drolatiques ad hoc), car cela, outre aller contre sa bonne nature, équivaloir à trucider un pater familias par procuration, ne ferait plus rire, pas maintenant, pas ainsi, alors que sa dégringolade depuis des hauteurs atteintes grâce à une grappe de ballons (pas de vendeur aveugle à l’horizon, on calme Lang) réjouit, surtout qu’elle se déroule face au banc des amants et s’accompagne d’une réplique… tombée à pic, en effet. Hilarius, assez hilarant bien que peu porté à l’hilarité, provisoirement métamorphosé par ses tracas en Don King anachronique, retrouvera en coda ses cheveux noirs, auparavant électrisés par le récit des mésaventures de sa double créature (la pupille inerte, orpheline inanimée, autant que la fille insolente et irrésistible, incarnée par une Ossi Oswalda drôle et sexy, par ailleurs fidèle complice de Lubitsch en mode mutique, hélas promise à une déchéance véloce en Tchécoslovaquie). D’un créateur à  l’autre, le film d’amour et d’humour se situe dans une France d’opérette (viennoise) avec oncle-baron à l’agonie vite ragaillardi, dadais candide à nourrice (Hermann Thimig, comédien du sérail scénique, deviendra l’un des chouchous de l’artistique Adolf) affublé d’un prénom emprunté à un chevalier arthurien élevé par une fée, compromis par un adultère, moines hédonistes (sous son déguisement d’abbé rabelaisien, Jakob Tiedtke se révèle comparse de Veit Harlan hissé dans l’aréopage esthétique des SS, mince) et ripailleurs (la chère, oui, la chair, non), futurs héritiers estimant déjà le mobilier, convives de noces gentiment moqués dans leurs titres et leurs désirs (le dépucelage de Lancelot se voit remplacé-illustré par un coq, of course).



La poupée faussée, ni gonflable ni gonflante, émancipée, polyvalente, mène la danse, littéralement, elle ne s’en laisse jamais conter au sein (l’apprenti, éploré par sa maladresse, bras cassé dans une crise d’allégresse, il va dérouiller, il projette de s’occire au pot de peinture avalé, niche avec délice son visage dans le corsage de l’attendrie et secourable Ossi) d’une parabole alerte sur la tendre et charmante guerre des sexes. Plus tard, Lubitsch fera rire la fraternelle Greta Garbo dans Ninotchka, osera se moquer des nazis dans To Be or Not to Be (la scène à nouveau mise en scène, comme une réponse méta, de cinéma, au film-réalité obscène de Hitler & Goebbels) ; pour l’instant, il n’œuvre pas dans les bonnes manières des hautes sphères et La Poupée, par-delà son aspect factice assumé, ses architectures de carton-pâte, ses sapins en toc plantés à la main, son plan incliné initial à dévaler vers un carré d’eau, avant que le soleil dessiné, dans un ciel de scénographie, ne vienne vous sécher avec de la fumée, conserve une rafraîchissante ruralité, un esprit aristocratique à l’aise dans cette brève province (et rencontre de hasard, d’imposture, scellée par de sincères épousailles) parcourue durant une heure cinq. Comédie du simulacre évident, démultiplié (cf. l’attelage costumé), de la vérité mystérieuse, imprévisible, du cœur, le métrage enchante par sa légèreté, sa rapidité, son intelligence et son élégance constantes s’autorisant en sus un soupçon de salacité (tu lubrifieras ton effigie féminine deux fois par semaine, recommande le père inconscient, pas incestueux, quoique, à l’acheteur mort de peur à l’idée de toucher une jouvencelle, Lubitsch touch élargie à une quarantaine de prétendantes réunies au tambour sur la place du marché, avatar guilleret de la traite des Blanches et avant-goût du ballet dédoublé dans le petit théâtre sans cruauté ni gravité, aux allures latentes d’académie de danse allemande à la Suspiria, du Pygmalion teuton).

La souris, habile et jolie, craindra une souris, attestation de son sexe, de son humanité (elle se loge partout, dans un débarras religieux ou une salle de bal rhumatismale). Lancelot, son épée pénienne enfin (re)dressée, passera la nuit avec sa dulcinée, deviendra un homme, un vrai, hétéro déniaisé par une ballerine a priori peu éprise de cuisine (sa mère y règne, cet espace bientôt mis à sac par le polisson sauvageon, suicidaire pour rire). La Poupée, un peu à l’instar du Dracula de Browning, autre histoire d’apparences, de pantins et de terreur érotique, affiche parfois une frontalité de proscenium cependant irréductible à une quelconque immobilité (tout le monde ne tourne pas l’aérienne Aurore de Murnau), à une paresse de filmeur mieux rémunéré, en transfuge intéressé des planches paupérisées (la dot du timide subviendrait volontiers aux besoins gastronomiques des frères de fourchette). Ernst Lubitsch, Dieu merci, fait du cinéma (à effets spéciaux), divertit avec une caméra, une troupe, une énergie qui n’appartiennent qu’à lui, qui l’identifient dès 1919. Son opus tout sauf mineur associe gracieusement, avec une candeur adulte, libido et rigolo, émotion et conventions, rigoureuse dramaturgie et liberté enfantine d’une écriture audiovisuelle avérée (les bouches substituées aux yeux, pain rassis pour les psys cinéphiles entichés d’oralité, d’étymologie, d’interprétation lacanienne, accessoirement preuve-présage de préhistoire du parlant). Au pays des douces lubies de Lubitsch, un porte-manteau porteur de bas blancs sourit et réveille son élu, en train de rêver à sa demoiselle artificielle, via un baiser (le père essoufflé de la donzelle charnelle et espiègle se verra rassuré par un bout de papier conjugal, honneur sauf, ouf) : belle manière de conclure un éveil à la vie, au désir, à la complicité, à la fuite à deux loin des pesanteurs de la société, de l’époque, du cinéma, trop souvent lourde machine à fric, à message modique.


Cette poupée-là, bien moins sombre que sa sœur démembrée du spécialisé Bellmer, car enchanteresse et enchantée, fera battre longtemps votre tocante résistante, à contre-courant des ténèbres itératives de l’âme sur le point de submerger l’Europe puis la planète, à contretemps des automatismes anémiques contemporains. Ludique et politique, médiéval et sentimental, fier et expert, La Poupée constitue, pour tous les grands enfants du septième art embourgeoisé, une réussite, une récréation, une bouffée d’oxygène exhumée en dépit de l’asphyxie des haines. Voyez-la, serrez-la dans vos bras, et le sex toy phallocrate, grandeur nature, se transformera, miracle laïc, cinématographique, en jeune femme réelle d’épiderme et d’esprit, création autonome à suivre, à accompagner, au bout de la nuit et de l’envie, vers les beaux jours de l’amour éclairé, grandi, rajeuni.

Commentaires

  1. Beau retour à la langue fougueuse sur cette oeuvre malicieuse du grand Lubitsch, habile maître du jeu et cinéaste joueur. Une carrière allemande pleine de surprises et découvertes ...

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    1. Fougueuse ou foreuse, à cette occasion ; merci, en tout cas, du commentaire (+ de l'invitation en ligne), poli comme une pépite sympathique ; oui, tant à (re)découvrir et cependant si peu à vivre !...

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