Album de famille : Allô maman, ici bébé
Fête du Cinéma 2017, deuxième jour, séance de dix-huit heures trente.
Formaliste et frontal, Album
de famille à la fois indiffère et intrigue, déçoit et promet. Développé
avec le soutien du Sundance Institute, co-produit par ARTE, ce premier long
métrage d’un scénariste/réalisateur/monteur cristallise ou caricature une
certaine tendance du cinéma dit d’auteur contemporain. Mehmet Can Mertoğlu assemble
des blocs temporels, se soucie assez peu de progression dramatique, chronique
le quotidien d’un couple de parents adoptants. En France, la réception critique
numérique, positive ou négative, aussi clairsemée que le public dans la grande
salle régionale, experte en sociologie, guère craintive de généralisation, nul
ne l’ignore, classe l’opus en
portrait satirique de la classe moyenne turque, sinon du pays tout entier.
Moins préoccupée d’exégèse géopolitique, la distribution hexagonale, via sa bande-annonce guillerette,
préfère mettre en valeur la dimension de comédie noire, d’humour à froid et à
distance. Dépassons tout ceci et clarifions les tensions saisies depuis notre
seul horizon. « Connards » conclut à part soi, après une entrevue, le
directeur de l’orphelinat, adepte de patience sur PC, auquel l’homme et la
femme viennent d’opposer un refus à sa proposition d’une gosse recalée avec un
racisme ingénu, pour cause, vous comprenez, pas vrai, d’absence de « lien
social ». Le mari, piètre petit prof historique impassible face au
bavardage de la classe encadrée par une fresque ironique au réalisme socialiste
renversant, et l’épouse, employée du Trésor public, seule à veiller, à fumer
durant la pause ensommeillée, ses camarades et les contribuables comme gazés
sur les bureaux, pensent à tout pour parfaire leur mensonge de naissance, que
l’on devine dicté par une stérilité autant que par la stigmatisation sociale,
implicite tacite du film aimablement explicité par le résumé promotionnel ou
professionnel supra.
Une fois le bon lardon dégoté, ses
géniteurs occis dans un accident automobile, tant mieux pour eux, plus de
risque de complication judiciaire, souligne l’assistante sociale à lunettes, une
fois le faux ventre remisé au rayon des accessoires dérisoires démangeant, une
fois l’album du titre parachevé à
coup de plans figés surplombés d’une voix off,
la mascarade pourrait se déplacer, cesser, s’atténuer, suivre son cours durant
l’année légalement nécessaire à l’obtention du nom, dans le confort refroidi
d’une mutation par piston. Hélas, un cambriolage vient tout renverser, son
auteur lui-même défenestré, son crâne écrabouillé onze étages plus bas,
l’immeuble pris dans une perspective à la Vertigo, le drame à déchiffrer dans
toute la largeur du cadre, macchabée positionné en bas à droite, l’ambulance-sirène
et les voitures de police déboulant sans tarder, faisant vers la gauche le tour
de l’édifice et du champ scopique. On le voit à cette simple description, Album
de famille se caractérise par une science du cadre, de la matière
sonore et du timing indiscutable,
même si l’ensemble, confirmation au générique, sent un peu trop le story-board déterministe et la posture
auteuriste à la Haneke ou Seidl. Du reste, la forme à jamais inséparable du
fond, on retrouve une trace du courage ou de la complaisance des cinéastes
d’Autriche en tandem dans la volonté
présente de s’en tenir à une médiocrité constante, presque épuisante, à des
années-lumière de l’énergie, de la force de vie drolatique et mélodramatique de
la comédie baptisée à l’italienne, étalon de rire, voire de riz, amer, de
grimace lacrymale. Rien ne vient racheter les protagonistes sans qualités, à la
Musil, abrutis de TV redoutable, électorale ou sportive, d’équivalent local du
Scrabble, de discussion amicalo-scatologique à propos de diarrhée, de ver
solitaire, de ténia, pas celui de Gaspar Noé dans Irréversible, certes,
spécimens très moyens d’esprits bourgeois au cœur et à l’esprit riquiqui, au
langage appauvri, parfois insultant, surtout envers autrui, « cannibales »
d’Afrique compris.
Ne vous y trompez pas : le
miroir géométrique, sarcastique, quelque part entre Poromboiu et Tati, ne
concerne pas que la Turquie, il reflète parfaitement, avec une fidélité
désolante, une psyché européenne largement répandue, mélasse d’imposture,
d’autisme, de rancœur, de sensiblerie, de peur panique du qu’en-dira-t-on.
Notre couple en déroute, eugénistes soft,
profiteurs à peu de frais du malheur des destinées, se voit in fine rattrapé par la réalité du fait
divers, l’utopie du placenta troublée
par un séjour impromptu au commissariat et la révélation subséquente du
stratagème administratif. Tout finit par se savoir, tout le monde va découvrir
leur secret de maternité, de paternité, de parentalité par procuration et par
réalisation réflexive d’une vie rêvée, d’une illusion attestée par des photographies
inquiétantes à force de jovialité forcée. Débutant à la colère modérée,
observateur davantage que juge, Mertoğlu conclut son odyssée empêchée, son
voyage statique, par une double coda qui désarçonna deux ou trois personnes à
l’avant de votre envoyé spécial. Tout d’abord, il et elle, accompagnés du bébé,
après avoir songé à l’exil, se tiennent au bord d’un précipice, en regard caméra,
modèles peut-être funestes, tant l’art de la prise de vue relève du service
funéraire, encore plus que le cinéma, en partie dissimulé derrière la mécanique
dérivative de ses images animées, pour le dieu évanoui d’une œuvre
matérialiste, traversent un cours d’eau et se dirigent vers une impressionnante
cascade, mouvement apparemment dangereux, moment vibrant de mystère ouvert –
passage pragmatique d’une frontière, triple suicide prévisible, afféterie
diégétique, générosité symbolique avec baptême métaphorique, voici des pistes
possibles parmi d’autres.
Ensuite retentit un extrait du Faust
de Gounod – plus tôt, Debussy sur l’autoradio se voyait réduit au silence, jugé
« chiant » – où Chaliapine évoque le fameux veau d’or, rime
opératique à l’incipit documentaire attribué
à un veau nouveau-né, à une vache impavide mettant bas. L’idolâtrie biblique,
économique, transposée dans une nation laïque et musulmane, reviendrait-elle au
culte de l’enfant, de préférence unique, à l’élaboration à grande échelle d’une
histoire officielle, aux apparences d’une normalité à sauvegarder jusqu’au
bout, quitte à littéralement s’engloutir dans le déni, dans la folie
raisonnée ? La réponse ou le doute appartiennent aux cinéphiles, à ceux
qui voudront bien se risquer à ce film à charge et percé d’opacité, contrôlé plutôt
que nuancé, leçon rigoureuse et un brin poseuse – admirez ce travelling latéral sur les ados à
vau-l’eau – dédiée à la monstruosité de la banalité et inversement, consacrée
au simulacre des existences dépourvues de conscience, de transcendance,
engluées dans une comédie essentiellement sinistre, en dépit du bord de mer
solaire à peine entrevu, du lyrisme massif des montagnes à la Kant. Par-delà un
style et un ton directifs, rétifs à l’émotion, chacun reconnaîtra ou pas dans Album
de famille une part de soi-même, pas la plus belle, pas la moins juste.
Attendons de voir ce que Mehmet Can Mertoğlu, ni polyglotte musical tel Ben
Hopkins, ni paysagiste littéraire à l’instar de Nuri Bilge Ceylan, nous réserve
à l’avenir, en matière de polaroïds
imperturbables et pourtant travaillés par de surprenantes épiphanies
hermétiques, a fortiori en
téléphérique.
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