Exil : La Déchirure


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Rithy Panh.


He had the saddest eyes
The girl had ever seen
He used to cry some nights
As though he lived a dream
And as she held him close
He used to search her face
As though she knew the truth
Lost inside Cambodia

Kim Wilde, Cambodia

À ma mère

Film-cerveau et film-tombeau, Exil déploie dès le premier plan un Cambodge mental et iconique – image projetée, sacrée, spectrale, transcendante autant que « manquante » – qui nous évoque l’Annexie du duo Burroughs/Cronenberg (Le Festin nu, 1991) : il ne s’agit plus de conjurer les démons à demeure ni le hasard accidentel, impitoyable, responsables de la mort d’une femme aimée, devenue la muse d’une écriture endeuillée, rageuse contre toutes les formes de contrôle, de coercition, de démission, mais de ressusciter une mère massacrée par un régime revendiqué de libération, et à travers elle de ranimer un pays, une époque, de confronter les discours et les représentations (lu avec brio par Randal Douc, le texte judicieux du fidèle Christophe Bataille, accessoirement mémorialiste de Charlotte Rampling, assemble des extraits d’Apollinaire, Baudelaire, Char, Daumal, Paz, Ponge flanqués d’Alain Badiou, Mao, Robespierre et Saint-Just). Ce documentaire subjectif, « point de vue documenté » à la Vigo, séduit par son mariage à la Blake du Ciel et de l’Enfer, par sa grâce et sa douceur constantes tressées au souvenir et à la reconstitution théâtralisée d’atrocités. Ici, dans cette cabane sans quatrième mur, élément aussi invisible que l’ennemi à traquer au cœur des consciences, inculque la vulgate vulgaire et totalitaire des Khmers rouges, d’esprit maoïste, dans cet espace confiné ouvert sur un cosmos de papier, lune ou oiseaux découpés, auquel répond la voûte céleste (cf. Elephant Man, encore un drame d’esseulé malmené) de l’ouverture et du générique de fin, peuplée d’étoiles filantes, trajectoires des parents, des enfants, des « migrants » mondialisés, on se régale de sangles d’attelage, on se nourrit de rat à la broche, on croque un insecte cramé, on déplume un poulet sacrifié. 

On pratique en sus la lévitation à la Tarkovski, au miroir de son intériorité donnée à voir à tous, à qui sait voir sans toujours tout comprendre, à qui sait tendre la main au bout du compte, écouter le conte pour adultes inconsolables et cependant pas résignés, porté par un survivant-résistant résilient muni d’une caméra et d’une mémoire à partager, on se dédouble, on rêve de sorcières secourables ou d’animaux fabuleux, la faune inscrite à l’image, comme les images originelles des foules au labeur se reflétaient sur la pupille du voyeur solitaire, prisonnier de son crâne, de son histoire, de l’Histoire à remettre en scène, longtemps après les mises en scène du théâtre de la cruauté conformes au dogme irréel, impensable, d’un petit livre rouge sang tendu à plusieurs face à l’écran. Ainsi, la beauté côtoie la trivialité, les plans entremêlent les temporalités, le corps de l’acteur seul en scène se fait traverser durant sa courte traversée par mille flux de sensations, de significations, de réminiscences actées en pure présence enracinée dans une artificialité revendiquée. Le studio (voire « l’installation », au rendu de 3D), paradoxalement, permet de percevoir la réalité, filtrée, tamisée, raffinée via une conscience et une langue de témoin, de magicien. La pureté, justement, ce film impur, mélange étrange et assez magnifique d’éléments différents, contradictoires, d’archives et de cérémonies, dialectiques et, malgré l’horreur fondatrice, jamais vraiment dépassée, ludiques, oui et bienheureusement, en signe de vie, d’imaginaire souverain, ne cesse de s’en méfier, de la faire mentir, de révéler son caractère insensé, sa folie fasciste. « La terreur est la vérité du projet révolutionnaire » entend-on de manière explicite à un moment, tandis que le mime muet, alter ego rajeuni, ragaillardi, du réalisateur, compte des boutons comme on dénombre des morts, comme on énumère des reliques.


Exil, film de fantômes (pléonasme) qui viennent vous caresser, vous faire vous retourner en regard caméra, multiplie volontiers, de façon éthique, politique, les registres, laisse à d’autres, moins doués, plus factuels, le créneau du documentaire scolaire, de l’objectivité historique, de la leçon de choses à destination de l’Occident (une coupure dithyrambique de Libération suffit à parapher l’aveuglement complice de la France gauchiste). Poème universel et requiem maternel, exorcisme scopique et calligraphie matérialiste, l’œuvre parvient à créer son propre continuum spatio-temporel, à saisir le spectateur tout sauf passif, prié, merci, de participer, à le maintenir, avec une tendresse carcérale, au sein du cadre frontal, foré dans ses innombrables replis de terre amère, de jungle humide, de sable funéraire. Exil s’avère un film fantastique, un film de cinéma méta, où le média devient médium, où ce que l’on voit possède en continu une immanence opaque, une proximité lointaine, un mystère familier irréductible à l’avérée nostalgie. Impossible de s’identifier au personnage allongé (Sang Nan, intense et discret, en renfort au décor), à cet homme qui voudrait dormir, mourir, et doit encore se souvenir, transmuer sa douleur indicible en mots d’autrui, en images qui n’appartiennent qu’à lui – le fameux et poussiéreux principe d’identification de la fiction mainstream, courant dominant du divertissement souvent fascisant, ne fonctionne plus, tant pis pour ceux qui s’ennuieront, tant mieux pour ceux qui se laisseront pénétrer par ce flot fragile et gracile de visions, de sons, de citations, de notes (musique inspirée de Marc Marder) se risquant in fine au lyrisme, en accord avec un parterre de fleurs blanches presque bouleversantes.

Pourtant l’empathie émane en permanence, en rime à une intelligence du cinéma et du monde, du monde avant le cinéma, d’un monde de morts-vivants riants et chantants désormais sauvegardé par le cinéma d’aujourd’hui, sinistre et superbe (l’utilisation mesurée, puissante, adulte, des effets spéciaux réduit à néant leur abus dans les produits régressifs qui inondent actuellement les salles et polluent les rétines, les claviers, les psychés). Sergio Leone apprécierait cette lenteur suprême, cette densité des événements rétifs à l’action illusoire, mécanisée, décérébrée, et Il était une fois en Amérique raconte d’ailleurs un similaire récit de perte féminine, propose une équivalente réflexion sur les pouvoirs mortifères-rédempteurs du cinéma et le solipsisme ontologique de l’individu confronté à la masse, aux amis, aux amours violées, aux trahisons téléphonées. La grandeur de ce petit film de soixante-seize minutes au parfum d’apesanteur, d’éternité, « accouché » par l’amicale Catherine Dussart, tient aussi à son courage personnel, à son talent flagrant. Que l’on nous autorise un rapprochement a priori incongru : le prisonnier comportementaliste résonne jusqu’à un certain point avec l’autiste rêveur (spectacles de cauchemar) et meurtrier, peut-être, peut-être pas, de Bret Easton Ellis portraituré dans l’éprouvant et nonobstant drolatique American Psycho (on y retrouve pareillement un rat, certes occupé à dévorer vive l’anatomie utérine, diantre). Il convient d’avoir de la force, du don et un soupçon d’intégrité lorsque l’on entend s’approcher de la monstruosité humaine, l’illustrer dans sa troublante et dérangeante spécularité nietzschéenne (la victime ne se confond pas avec son tortionnaire, néanmoins, par-delà des actes irréversibles, irréparables, sinon impardonnables, paraissant l’en exclure définitivement, il participe encore de l’espèce bipède, heureusement ou hélas).


Se confronter à la nuit de l’âme ne saurait revenir à en faire le commerce complaisant, à l’aseptiser à peu de frais, à la rendre comestible aux adolescents amateurs de sensations supposées fortes (le valeureux « genre » horrifique), aux lecteurs estivaux vautrés sur une serviette de plage (les polars rassurants), aux belles âmes éprises d’humanisme œcuménique, amen (les embrassades d’amnésiques). Sonder la noirceur, creuser jusqu’à s’en ensanglanter les mains et l’œil, constitue, disons, une épreuve de métamorphose, une marche très enténébrée vers la lumière éphémère, un passeport vers un territoire d’art et de vérité. Avec sa coda (précédant un autoportrait au matricule éclairé d’une allumette, écho solo à la galerie de photos aux allures de chapelle d’ex-voto) de sauf-conduit martial qui identifie le héros anonyme, qui scelle son destin à celui du démiurge hors-champ, Exil boucle la boucle (de la corde pour se pendre, ou pour empaqueter de vieux papiers du cher et terrible passé) du passage, de la transition, du départ involontaire et rempli de bonne volonté, de la soif d’un ailleurs plus juste, d’un horizon plus clément. Le visa éloigne des choses vues, il se transforme en passeport des possibles, en pièce administrative vers l’exil intérieur, orphelin et créateur, un exil à l’unisson du second, du premier, qui pousse à quitter une patrie, une fratrie, à essaimer son identité, à la tisser à celle d’autrui. L’aphorisme off « Quand on aime, il faut partir » nous rappelle, en bon athée, l’affirmation d’altérité, de fraternité, du Christ : « Je suis dans ce monde mais je ne suis pas de ce monde » (reformulation de Jean, 8 : 23). Exilés, chacun peut l’être à l’infini, à son échelle, peu importe de quoi ou de qui, peu importe de le savoir ou non.

Platon et les Idées délocalisées, le romantisme révolutionnaire ou luciférien (ange préféré, déchu, porteur de lumière et de révolte) puis Baudelaire et sa Vie antérieure, les religieux et les utopistes d’hier et de demain, tous nous incitent, grosso modo, à nous détourner d’ici-bas, à contempler un paradis à portée de main (armée ou non), à nous projeter, avec ou sans projecteur, dans une perspective de prospective. Exil, sans totalement récuser l’appel à des jours meilleurs, sans céder au conservatisme politique ou au mépris moral, rappelle l’existence de l’existant, incarne le hic et nunc organique de l’individu en métonymie du groupe évanoui, dans une sensorialité au présent, le présent des sens, de la survie, du cinéma toujours au présent du passé, à l’imparfait des vies et à l’imperfection des hommes. Un homme assiégé, affamé, blessé, décimé, se sauve par lui-même (par et pour les siens), par des chansons (très belle berceuse au féminin), par des films à l’image de celui-ci, déclaration d’amour à une femme enfuie, sa photographie doucement caressée, et à un art capable de cela, de convier le passé, le présent, le futur (le cinéma conserve, actualise et projette dans un seul et même mouvement-temps), de transcender une « catastrophe » (génocide établi à deux millions, contre les six de la Shoah, macabres calculs) en poésie, pas celle du sentimentalisme, pas celle de la métrique, pas celle du salon (une pensée affligée pour les « révolutionnaires de salon » honnis par Mao, doux rêveurs d’émeutes un brin effarouchés par l’ignoble film-réalité que réalisa en superproduction le « Grand Timonier ») – « l’explication orphique de la Terre », disait à juste titre Mallarmé dans une célèbre lettre autobiographique à Verlaine, datée du 16 novembre 1885, dix ans avant le surgissement du Cinématographe.


Le cinéma poétique visible dans Exil, métrage sensible consacré à l’Invisible, aux présences-absences, ne console pas, ne cherche pas à faire joli, ne vise aucun prix, à Cannes ou Hollywood. Il énonce avec une délicatesse sauvage une transmission féconde, il se réalise à la fois en tant que chant funèbre, élégiaque, et vital, vivant, vivifiant. Certains auteurs font de la littérature et de la langue leur vrai pays, alors élargissons cette belle idée – à double tranchant, littéralement, le lexique pouvant en outre condamner, séparer, exterminer – à l’ensemble de l’art, plus spécialement au « septième, » comme le désignent à tort ou à raison les petits bourgeois préoccupés de statut (de statue du « culte de la personnalité », érigée en hommage d’enfantillages au dictateur ou au réalisateur), de respectabilité rémunérée. En visionnant Exil, le spectateur revisite étonnamment et logiquement son histoire singulière, à des années-lumière des exactions des Khmers : voici une vie d’homme, voilà comment rester debout même couché, car ce film aérien et finalement aéré, huis clos de crâne et de mânes, débouche (gros plans de la bouche mastiquant) sur le ciel, sur la nuit (notez la cosmogonie numérique, les nuages en dur, trois rochers empruntés, qui sait, à Sisyphe + la pluie placide), sur nous, sur toi, il te regarde et ce qu’il dit, ce qu’il montre, ne cesse de te questionner, de te séduire, de t’horrifier, de t’avertir. Puisque Rithy Panh, homme d’objets (cuillère à soupe en sautoir, boule de verre paysagère et inversée à la Kieślowski de La Double Vie de Véronique, chemises colorées fantasmées, bicyclette, bureau, guitare, machine à écrire, magnétophone, téléviseur apparus surnaturellement, en relecture de la sociologie-archéologie d’un Perec), d’images et de textes, scénariste, directeur de la photographie, monteur, sait itou remarquablement parler, pas uniquement de ciné, je lui laisserai avec plaisir et reconnaissance le dernier mot, dès lors le premier, film et parcours en devenir, à produire et à réinventer au quotidien parfois serein, au moins pendant une heure et quart de majesté intime, de violence persistante incapable de vaincre notre part d’enfance, de confiance, de foi et de droit.

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