Demain ne meurt jamais


What if, à vif.


Et si le cinéma n’existait pas ? Peut-être, alors, saurions-nous vivre. Et si Marey, Muybridge, Émile Reynaud disparaissaient, purement, simplement, de la préhistoire d’un septième art par conséquent ni art ni septième, pas même impur et complexe ? Et si l’incendie du Bazar de la Charité réduisait en cendres, de manière définitive, cette mécanique dangereuse, aux origines rupestres, prophétisée par Platon dans sa caverne aux illusions ? Et si le train arrivé à La Ciotat ne repartait plus vers Treblinka ? Et si, au lieu de se complaire dans la direction d’acteur puis de spectateur, le cinématographe, apocopé ou pas, prenait une autre direction, ne se souciait plus de pognon, de narration, de réputation ? Et si l’image animée restait, pour un temps, pour un instant seulement, immobile, fixe, debout, non au garde-à-vous, non inféodée à la TV, qui jamais ne se préoccupera de cinéma, qui ne cherche jamais rien d’autre qu’à se fournir en fictions de renom, tout sauf de transgression, principalement tourmentée par l’alimentation de ses canaux, affolée par l’absence, le vide, la fin absolue d’émission (en cela, elle nous ressemble, oui-da, nous qui tremblons à notre ombre, au moindre manque de sens, de présence, au moindre signe d’obsolescence, programmée, de surcroît) ? Il ne faudrait guère, cependant, la confondre avec une photographie, cadre en soi, dans la chambre claire de Barthes ou ailleurs, beau tombeau de cimetière murmurant, quand le film s’apparente à une séance de table tournante, à une communication unilatérale d’outre-tombe, avec un au-delà inaccessible, aussi désespérément muet que nos vieux jouets. Le hors-champ continuerait à exister, à se deviner, a fortiori dans le genre étiqueté horrifique, où il recèle presque une menace auto-immune, en petit exercice de survie spéculaire et en leçon masochiste de divertissement existentiel.

Et si, élargissons la perspective, nul n’inventait la perspective, picturale et reprise dans la profondeur de champ ? Et si la mise à plat iconique persistait, si la persistance rétinienne ne servait plus qu’à assurer la continuité de la perception, donc du monde, sans se mêler, magicienne médiocre, de recoller les plans ensemble, de masquer la césure des photogrammes, de dissimuler la solution de continuité du fichier, des data compressées, de révéler en filigrane, gant numérique retourné, la suite massive et pourtant binaire dans laquelle nous apprécions des formes, des personnages, des paysages, des histoires, des moralités et des sons (car l’oreille, mésestimée, nous trompe et nous emporte avec davantage de puissance, d’implication, d’imagination). Et si la vue, sens premier, sens surfait, déclinait illico ? Si, désormais aveugles, nous commencions à voir pour de vrai notre environnement et notre intériorité ? Il conviendrait de renverser, de corriger le geste d’Œdipe, yeux crevés par un surplus de vérité, par le caractère insupportable de l’événement inéluctable, de sa vision mémorielle, infection rémanente. Parricide, incestueux, béni par le déni, le cinéma connaît tout cela, va, il le refourgue chaque mercredi, oh oui, et la file des camés, si elle décroît parfois, minée par mille produits audiovisuels, ne désemplit pas, les producteurs-dealers se frottent les mains et l’entre-jambe, l’opium agit encore, De Niro persiste à sourire chez Leone, à nous adresser, gisant grisé, un regard caméra aux volutes méta. Et si le jeu vidéo s’avérait l’unique artefact, si sa nature immersive redoublait, hégémonique, le POV généralisé de l’individualité ? Le cinéma nous impose une vision, une façon de découper l’espace, de comprimer la temporalité, la partie implique une apparence de liberté, une déambulation orientée dans un univers conceptuel, à l’intérieur d’un récit itératif et transitoire dominé par le design, de characters ou de décors.


On peut partager sa solitude via les deux expressions, bon. On peut jouer en ligne, en réseau, on peut aller voir un film entre amis, à deux. Et si le lien social, artificiel, s’incarnait en solidarité rétive à la promiscuité, aux discours rassurants du scoutisme humaniste ? Et si, au lieu de faire du cinéma labellisé social, engagé, citoyen, on se mettait à vivre en société sereinement, chacun à l’écoute d’autrui, peu soucieux de l’aider, de le différencier, de le sauver, de le consacrer, de le sublimer au moyen de longs métrages à peine dignes des enfantillages de Narcisse ? Les fantômes, qui sait, nous foutraient la paix, remplacés par la chair et le sang de l’ici et maintenant, par sa beauté-saleté, par son amour mortel, par son immanence nécessairement privée d’espérance. Et si le cinéma, plutôt que de complaire, consoler, amuser, se gargariser d’arrogance, d’auteurisme, de consanguinité, prenait l’air, allait se faire voir ailleurs où nous respirons enfin, loin de ses catacombes climatisées, dans le soleil sudiste de l’éternité retrouvée, à la Rimbaud, à la Camus, à la Godard, à la k.d. lang, qu’importe le flacon pourvu que l’ivresse nous agresse, nous réveille, nous dessille une fois pour toutes. Les salles pourraient fermer, sans regret, les innombrables écrans de la modernité s’éteindre à l’infini, réaction en chaîne, voilà notre veine, les blogs s’immoler, se mettre sur pause, passer à autre chose (quoi de plus futile que d’écrire sur une futilité, méprisante et mercantile ?). Et si l’on apprenait, pure hypothèse, à détester le cinéma au point de le transcender, si l’on finissait par le haïr de ne pas oser le pire, de choisir le confort, surtout lorsqu’il se pique d’outrager, de méconnaître et minorer la violence de ses puissances, entravé par trop d’alliances, chien fidèle et docile auquel il siérait d’enseigner à mordre ses maîtres esclaves, à briser la chaîne le retenant à son piquet séculaire, centenaire, à se réinventer en loup, des steppes ou alpha tendu vers l’oméga de ses métamorphoses ?

Rien ne demeure intact, tout se modifie au contact ruineux, abrasif, de la vie, tant mieux, tant pis, et le cinéma devrait échapper à cela, nous déballer sans se lasser ses momies défraîchies, ses stars de lupanar, ses historiettes abjectes, ses chambres à coucher parisiennes, son internationalisme publicitaire, son minuscule dénominateur commun censé, bouton d’automates, provoquer fissa notre joie, notre émotion, notre sacro-sainte identification (à quoi ? Un morceau de soie, un visage de maquillage, des modèles collectifs ou des catalyseurs d’inconscients, mon Dieu, deux mille ans et plus pour en rester là, au lourd discours sur l’image signifiante et signifiée, paraphée dans sa lecture stérile, émasculée, par tous les bons docteurs de la cinéphilie, de la sociologie, de la réduction d’esprit et de création à des névroses, des obsessions supposées, des thématiques, des filmographies) ? Et si l’on se détournait d’un artifice de fête foraine, si on le remettait à sa place, celle de l’anecdote, du truc, de la machine à fric amnésique ? Et si, après avoir aimé, célébré, commenté les morts, nous décidions de rencontrer les vivants ? Ils nous décevront, ils nous trahiront, ils nous blesseront avec un professionnalisme de bourreau et nous ne pourrons les déchirer comme les dessins sur du papier à la Disney, à la Hitch, chiche. La réalité, possibilité accessoire, péripétie mal écrite et mal filmée, se dissout dans la biographie, dans la poussière, dans le silence sidéral qui effrayait tant Pascal. Dorénavant, que l’on estime ceci ravissant ou navrant, le réel nous sollicite, nous invite à quitter le cinéma, à explorer son territoire dans l’oubli des cartes et des contrats. Et si le cinéma se suicidait ? Une renaissance, parions-le, surviendrait...
   

Commentaires

  1. Très beau texte, éclairant, dense, qui interroge le coeur et l'âme du cinéphile et c'est rare...
    "Nous vivons dans l'oubli
    de nos métamorphoses." Paul Eluard
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2015/11/cinema-verite-lart-de-fabriquer-du.html

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