Black Jack : Family Life
Jeunesse en détresse, route en déroute ? Voyage sans bagage, digne
d’hommage…
Film d’enfance en souffrance, de
folie prophétie, (ré)écrit seul cette fois-ci, fi de Paul Laverty, Black
Jack
(1979) manque de rythme, de mouvement, s’avère néanmoins charmant, émouvant.
Kenneth Loach, qui ne pratiquait pas encore l’apocope, adapte un bouquin de
Leon Garfield, admirateur a priori mineur de Dickens &
Stevenson, confie la direction de la photographie à Chris Menges (Le
Camion de la mort, Cokeliss, 1982, Mission, Joffé, 1986 ou The
Reader, Daldry, 2009), remarquez les remarquables contre-jours et
clairs-obscurs, les surcadrages et l’utilisation à bon escient de la profondeur
de champ ou plus souvent de son écrasement, confie le rôle-titre à Jean
Franval, la même année chez Giovanni (Les Égouts du Paradis, 1979), bientôt
mémorable Vitalis d'un Sans famille à la TV, recrute
itou David Rappaport, petite silhouette muette, plutôt que précieux compagnon
du colosse candide de La Promise (Roddam, 1985). Conte
d’éducation, à base de fausse résurrection, de vraie rédemption, Black
Jack
résonne à l’évidence avec Kes (1969), Family Life
(1971), Sweet Sixteen (2002), les ravive, l’anticipe.
Il s’agit aussi de l’ultime partenariat du réalisateur et du producteur Tony
Garnett, d’un film historique au même titre que Le vent se lève (2006) et
Jimmy’s
Hall (2014). Loach l’affirme himself,
sur l’un des suppléments de la galette, il se fixait pour objectif la
précision, la représentation de situations, de personnages et de paysages « accurate »,
n’en déplaise au Kubrick de Barry Lyndon (1975), qu’il
estime en sourdine « caricatural », en tout cas par rapport à la
classe paysanne. Moins friqué que le sieur Stanley, a fortiori moins
perfectionniste, Loach se situe ici davantage du côté du mélo de Malot précité
que d’un émule de Marx costumé.
Si Family Life
préfigurait Une femme sous influence (Cassavetes, 1974), Black
Jack
ne démarque Les Contrebandiers de Moonfleet (Lang, 1955), possède pourtant
sa propre dimension œdipienne, à présent inversée : l’aphone Français,
pendu puis rescapé, veut évacuer la supposée cinglée de la perspective combative
du fils adoptif ou putatif, tandis que Hatch, faux frère au propre et au
figuré, à l’occasion maître-chanteur et meurtrier, paiera le prix d’un
pragmatisme empreint de capitalisme, d’une lucidité rusée. Film imparfait,
reconnu comme tel par le principal intéressé, aux fondus au noir à foison, Black Jack
pâtit d’un périple immobile, d’un picaresque perplexe, ne pense à développer
ses caractères, à relier les revers. Toutefois le cinéaste filme de manière
assez superbe ses deux enfants attachants, ses adultes de modeste tumulte,
esquissés entre cynisme et solidarité, altruisme et brutalité. Primé à Cannes, par la presse spécialisée, internationale, depuis enfoui dans l’oubli, désormais
exhumé, numérisé, Black Jack demeure la pièce personnelle
d’un auteur alors en difficulté, loin d’être adoubé, sinon institutionnalisé,
capable à nouveau de portraiturer son pays en asile à ciel ouvert, à vous
rendre very vénère, au milieu duquel
la marginalité d’une gamine jadis malade, amnésique et maltraitée, paraît un
moindre mal, pardonnable, guérissable, au regard de la pathologie générale,
sociale. La poétique apolitique ne saurait exister, surtout pas au ciné, art
collectif, destiné à être diffusé, au public démocratique, aux enjeux
économiques, esthétiques, idéologiques et ludiques. Plus qu’aucun autre
insulaire en colère, Loach observe ce qui cloche, ne l’ignore, ne donne à
l’époque, aux mœurs, au décor, son accord, mâtine le manichéisme de sa
moralité, au mariage bien arrangé, bannissons la débile, la « poor thing »,
unissons l’aînée, d’un optimisme in extremis désenchanté, où Tolly, « good
lad » enfin embarqué de Belle et son oncle au côté, suit de dos et des yeux l’étranger vertueux, malheureux, père impossible, auparavant marin vaurien,
sauveur sincère.
Assorti d’un joli générique aux
illustrations livresques, survolé par la flûte in situ de Bob Pegg,
délocalisé de Londres vers une campagne très verte, au soleil quasi inexistant, aux cœurs quand même
accueillants, Black Jack abonde en saltimbanques, en
baladins, en bohémiens, en bonimenteurs de bonheur, en médecins malsains, en pasteurs
ou parents peu épatants. Le spectacle de la violence, Loach s’en fiche, il la
suggère, en introduction, en conclusion, il filme des foules maboules, affolées
de joyeux gibet ou d’un boucher unijambiste à main armée. Ces effets de réel, à
la virtuosité discrète, coexistent avec la grâce d’une déclaration d’amour à
voix basse, à la bougie, ah, la promesse pertinente, ah, la séparation
poignante. Au contraire de la veuve aux cadavres à (re)vendre, démunie d’âme et
d’états homonymes, Kenneth ne cède la sienne, ne se soumet à la censure impure
d’une imagerie mimi, protégeons les rejetons, antienne puritaine d’hier et
d’aujourd’hui, des VRP de la vaccination, de la consommation, de la coercition.
Le dix-huitième siècle européen, on le sait, on s’en souvient, accomplit une
révolution copernicienne à propos des petits hommes, des petits d’hommes, remember le rural Rousseau, Émile
que les Lumières illuminent. Au mitan du temps, douze années au nez du traité,
Tolly lit, écrit, vit, survit, s’interroge, s’oppose, change ses proches, les
rend moins moches, se transforme en retour, devient un navigateur au long cours.
L’apprenti fait ainsi l’apprentissage de la vie, de la relation à autrui, de
l’injustice, de la générosité, de la cruelle, essentielle société, témoin
citoyen, orphelin, enfantin, tel le reflet fidèle et modifié de Loach
lui-même, critique parfois trop pédagogique, didactique, artiste jamais
inattentif, intrusif, invisible ni risible.
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